top of page
  • Facebook Basic Square
  • Twitter Basic Square
  • Google+ Basic Square

Non, l'Egypte n'est pas en guerre civile

Ecrit depuis Le Caire et publié par Rue89 le 04/02/2011.

http://rue89.nouvelobs.com/2011/02/04/non-legypte-nest-pas-en-guerre-civile-188946


François Baroin a parlé de « guerre civile » pour évoquer la situation égyptienne. Terme pour le moins malheureux. Une guerre civile, par définition, oppose une société à elle-même, selon une ligne de clivage qui la parcourt entièrement. Rien de tel en Egypte.


Il est important de réagir à l’installation de ce type de vocabulaire : progressivement, il installe une lecture de la réalité égyptienne qui s’y substitue. Les évènements du jour m’empêchant de sortir de l’appartement où je loge, je voudrais tenter de déconstruire cette idée dangereuse.


L’affrontement qui, depuis mercredi midi, a fait de nombreux morts et blessés dans les rues du Caire, n’oppose pas deux tendances de la société égyptienne. L’Etat, en ce moment même, fait la guerre à la nation.


Les pro-Moubarak sont des policiers en civil

Il est clair pour tout le monde ici que les manifestants pro-Moubarakn’étaient que des policiers en civil ou de pauvres gens payés pour grossier leurs rangs et menacés s’ils ne le faisaient pas. De nombreux témoignages l’attestent.


Les enlèvements d’étrangers, les attaques de journalistes, sont eux aussi le fait d’un pouvoir policier qui toujours a réprimé la presse. La société égyptienne qui s’est massivement levée contre Moubarak n’a cessé au contraire de repousser la violence.


Il existe certes un désaccord tactique dans la population égyptienne aujourd’hui. De nombreux Egyptiens auraient souhaité que les manifestations cessent après le discours de Moubarak, pour éviter le chaos et par nécessité immédiate d’un retour à l’ordre pour assurer leurs revenus.


Ces désaccords donnent lieu à de nombreuses discussions où les arguments opposés s’articulent intelligemment. En aucun cas il ne s’agit d’une confrontation violente entre des opinions divergentes qui pourrait donner lieu à une guerre civile.


Une nation contrastée

La distinction entre l’Etat et la nation est difficile à saisir en France. L’Etat centralisé français est le fruit d’une longue construction de la monarchie absolue, reprise par le jacobinisme révolutionnaire et sur laquelle le concept de nation républicaine s’est parfaitement greffé. Il y a quasiment identité, en France, entre Etat et nation (d’où notre difficulté à définir l’identité nationale en d’autres termes que juridiques).


Je découvre en Egypte ce qu’est une nation indépendamment de son Etat – ou devrais-je dire : une nation contre l’Etat qui prétend l’encadrer. La société égyptienne est structurée par un réseau de traditions et de codes de comportement que l’islam, en tant que civilisation, cimente encore davantage – et dont l’humour constitue le vecteur de communication principal.


La nation égyptienne, par ailleurs, se définit par un patriotisme arabe que la politique de Moubarak, libérale, inconditionnellement pro-américaine et pro-israélienne, n’a cessé d’humilier. Cette nation n’est pas homogène, elle est parcourue de courants, de religions, d’opinions contrastés. Mais elle possède, dans son mode de fonctionnement, les moyens de faire dialoguer ces différentes tendances d’elles-mêmes.


« Nous sommes tous Egyptiens »

Sur la place Tahrir ces derniers jours, de nombreuses banderoles affichaient des croix chrétiennes et des croissants islamiques côte à côte, et des manifestants me sachant français me disaient : « Nous sommes tous Egyptiens, peu importe que nous soyons chrétiens ou musulmans... »


L’idée de la citoyenneté égyptienne, très profondément infusée dans la société, s’est construite indépendamment de la machine étatique et s’oppose fermement aux facteurs de division que l’Etat, jouant la politique du pire, tente d’introduire au sein de la nation. Ces gens ne se laisseront pas convaincre des prétendus clivages censés les opposer.


Le traitement de la question des Frères musulmans, dans les médias occidentaux, doit particulièrement attirer notre attention. On les estime à 20% de sympathisants, ce qui est la proportion des parlementaires indépendants élus aux avant-dernières élections – car le parti des Frères musulmans est officiellement interdit. Quelle société ne possède en son sein 20% d’électeurs aux idées radicales ?


Les Frères musulmans sont des gens pieux, rigides, pratiquant un islam qui n’est traditionnellement pas celui de l’Egypte et que la majorité de la population repousse ; ils ne sont pas pour autant des terroristes. Cessons d’agiter ce chiffon rouge, qui commence à être très usé...


L’ordre est du côté de la société

Quand je suis arrivé au Caire, il y a une semaine, c’était la nuit même où les habitants s’étaient spontanément organisés, après la subite disparition de la police, pour assurer leur sécurité. Des comités de quartier s’étaient créés partout, composés de jeunes gens descendus de chez eux et contrôlant tous ceux qui pénétraient dans les rues qu’ils avaient charge de garder.


Mon taxi, le seul qui ait accepté de quitter l’aéroport tandis que des centaines de touristes dormaient dans le terminal en attendant le lendemain matin, saluait ces jeunes gens en les félicitant. Ces derniers, armés de barreaux de chaise, des couteaux de cuisine de leur mère, de clubs de golf, me souhaitaient la bienvenue en Egypte.


Pendant une heure, nous avons roulé au pas dans la ville, arrêtés tous les cinquante mètres. Chaque groupe voyait bien que nous venions d’être contrôlés, ça ne les empêchait pas de nous arrêter à leur tour. Il me semblait progressivement que ces contrôles n’avaient pas de fonction réelle, ils étaient plutôt l’appropriation par ces jeunes gens d’une gestuelle policière qu’ils avaient momentanément cessé de subir et dont ils reprenaient les codes, mais comme « pour rire ».


Trente années de régime policier n’avaient entamé ni leur capacité à s’organiser, en-dehors de tout cadre légal, ni leur humour.


Pour tous ceux que j’ai croisés ce soir-là, les choses étaient très claires : l’ordre et la responsabilité sont du côté de la société et de la nation, civilisée et patriote ; le désordre et la violence sont les armes de la police et de l’Etat. Cette stricte distribution des rôles a été confirmée par les évènements survenus depuis le discours de Moubarak. C’est ça une guerre civile ?

bottom of page