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Comparutions immédiates

En septembre 2014, pour les besoins du roman que j'écrivais, j'ai passé du temps dans les audiences de comparutions immédiates au tribunal de Bobigny. J'en ai tiré une longue scène qui finalement était en trop dans le récit. Je la mets ici comme un reportage, tous les cas décrits ci-dessous étant réels.

Le personnage qui assiste à ces comparutions, Laurent, est un des personnages principaux du roman en question.



Une sonnette retentit, une policière intime l'ordre à la salle de se lever ; trois personnes en robe noire, deux femmes et un homme, font leur apparition sur la scène, derrière le grand bureau surélevé. Par une autre porte côté cour, une jeune femme les rejoint. La juge du milieu, une cinquantaine d'année, la chevelure ruisselant en bouclettes sur ses épaules, annonce que l'audience est ouverte. Sur la gauche, derrière des vitres en plexiglas, une porte s'ouvre. Deux policiers amènent un homme sans dents.


Le juge de gauche, crâne dégarni et bouche tombante, fait lecture de l'acte d'accusation. Une dame a pris place près du prévenu, de l'autre côté de la vitre, et lui traduit en roumain ce que dit le juge. L'homme est accusé d'avoir tenté de dérober un portefeuille dans le sac d'une jeune femme, dans le tramway. Il a été surpris par deux agents en civil ; la jeune femme a porté plainte. Le Roumain se défend d'avoir voulu voler. Il était ivre, explique-t-il avec passion à sa traductrice, comme si c'était elle qu'il avait à convaincre, il a trébuché sur la présumée victime. Il vit chez un cousin dont il a donné l'adresse, avec sa femme et un jeune enfant. On ne comprend pas de quoi il vit. Il clame obstinément son innocence. La traductrice finit par s'en excuser auprès de la cour : « Désolée, il ne dit que ça : j'étais ivre, je ne voulais pas voler, je ne suis pas un voleur. » La procureure prend la parole, jeune femme propre sur elle que Laurent déteste immédiatement, à cause de sa fonction peut-être, qu'il ne détache pas bien de sa personne. La salle est petite, le public peu nombreux, rien dans le décor n'invite à l'éloquence ; et pourtant la procureure se lance d'une voix forte, on dirait une petite fille à un concours de récitation. « Le délit que vous avez à juger est caractérisé sans doute possible. Vous tiendrez compte de l'absence de casier de Monsieur Raznavu, mais également du caractère traumatisant, pour une jeune femme, de se voir dérober son portefeuille dans son sac même. » Elle requit six mois ferme assortis d'un mandat de dépôt puisque ne sachant pas si l'adresse de Monsieur Raznavu était exacte, il est possible qu'une fois libéré il se soustraie à ses obligations pénales. C'est ensuite le tour de l'avocate. Assez jolie, se dit Laurent, brune au teint mat, sans doute d'origine arabe, sourcils soigneusement épilés, allure fine et sportive. On découvre sous sa robe des tennis blanches et le bas d'un jean slim. L'absence de casier du prévenu, et son insistance à se déclarer honnête, doit écarter l'option d'une peine trop sévère, dit-elle. Elle demande en premier lieu la relaxe ; mais si le tribunal décide de condamner, une peine de trois mois avec sursis lui semblerait adaptée ; enfin, si le tribunal décide tout de même de donner du ferme, elle demande à ce qu'il ne soit pas assorti d'un mandat de dépôt. Ça sonne comme une négociation de marchand de tapis. On passe à l'affaire suivante.


Un jeune Arabe fait son apparition dans le box ; un traducteur se positionne de l'autre côté de la vitre. C'est un Égyptien dont l'identité n'était pas certaine, il ne dispose d'aucun papier. Il a été surpris en train de tenter de dérober un téléphone portable dans le sac d'une jeune femme, dans une station de métro. Il est seul en France, sans famille. Il a dix-huit ans. Il ne connaît pas un mot de français. Le traducteur lui parle d'un ton rude et paternel, le calmant d'une main ferme contre la vitre. Il use de jolies tournures, et parfois ses traductions sont bien plus longues que les phrases d'origine, ce qui ne semble choquer personne. Au bout d'un moment, Laurent a l'impression que c'est le traducteur qu'on interroge. Le jeune homme vient d'un village du sud de l’Égypte, sa famille s'est ruinée pour le faire passer en Europe. La traversée a coûté 35 000 livres – 2900 euros dit le traducteur. La famille a hypothéqué la maison, et le passeur réclame encore le solde de la somme. Envoyer un fils en Europe, c'était la seule solution de cette famille sans ressource, persuadée qu'il reviendrait riche après quelques mois. Depuis, le jeune Mohammed, aîné d'une famille nombreuse, dort dans des parcs, et cherche en vain du travail. Il se met à pleurer : il reconnait la tentative de vol, c'est la première fois, un geste désespéré qu'il regrette amèrement (ainsi que le traducteur le formule, habitué aux tournures propres à éveiller l'indulgence). Mais que peut-il faire ? Il doit survivre, mais aussi envoyer de l'argent chez lui, ou bien le passeur se vengera sur sa famille. Les passeurs s'en prennent toujours aux familles, précise le traducteur, à qui l'on demande de ne pas ajouter de commentaire. Dans la salle, l'ambiance est lourde. Tous semblent affectés par la situation du jeune homme, condamné à survivre dans un pays dont il ne connaît rien, en sachant sa famille en danger pour avoir cru qu'il les sauverait de la misère. La procureure commence son réquisitoire en reconnaissant le caractère dramatique de la situation du prévenu – si tant est qu'elle soit réelle ; elle demande aux juges de tenir compte des aveux et des regrets exprimés par le jeune homme. Cependant, dit-elle, le prévenu ne s'est pas rendu compte qu'un téléphone est un objet important pour les personnes qui le possèdent, et qu'en priver quelqu'un est un préjudice dont le tribunal ne saurait relativiser la gravité. Laurent est agacé : condamnez ce mec, pense-t-il, mais évitez-lui les leçons de morale et le discours d'apitoiement sur la connasse privée de smartphone. C'est comme si la procureure avait besoin de se convaincre elle-même de la légitimité morale de ce qu'ils sont occupés à faire, tous ces professionnels de la privation de liberté. Maladroite et laborieuse, la procureure révèle son besoin de trouver du sens à sa fonction, fût-ce en brandissant des formules compassées qu'on aurait dit sorties d'un manuel d'éducation morale du début du siècle dernier : « Est-ce l'appât du gain ou la paresse de chercher à gagner sa vie plus honnêtement qui ont poussé ce jeune homme à commettre un tel larcin ? » Connasse, pense très fort Laurent. On construit une morale donnant tort au jeune Égyptien pour s'excuser de consentir à un monde permettant une tragédie telle que la sienne. Et s'il est condamné, ce ne sera peut-être pas pour le téléphone qu'il n'a pu dérober, mais parce que son existence même nous rappelle que les règles de justice sont faites contre les plus malheureux.


L'avocate rappelle le casier vierge du prévenu, ses remords évidents. La séance est suspendue.


Le nouveau prévenu est un homme d'une trentaine d'années, gérant d'une société de location de véhicules. Il a été flashé à 185 kilomètres/heure en conduisant une moto appartenant à sa société. « Ma femme avait des contractions... C'est mon premier enfant, il faut comprendre. Je suis anxieux. Sans ça, jamais j'aurais pris la moto. » Délinquant routier multirécidiviste, il a passé en tout près de cinq ans en prison pour ses délits liés à la conduite. Le dernier date de 2009 mais n'a été jugé qu'en 2011, et lui a valu une condamnation à de la prison ferme, exécutée via la pose d'un bracelet électronique. Son cas est difficile : il est en cours d'une peine aménagée, et la récidive est indéniable. D'un autre côté, c'est la première infraction constatée depuis quatre ans. « Il est évident que Monsieur Hamdyoune s'est amendé, dit l'avocate, tout en témoigne. Son passage en comparution aura l'effet d'une piqûre de rappel. Je sais que la relaxe n'est pas envisageable, mais il me semble que du sursis imposerait au prévenu une prudence accrue, mais n'hypothéquerait pas les résultats déjà obtenus par un parcours de réinsertion exemplaire. » La procureure requit du ferme sans mandat de dépôt, expliquant que le juge d'application des peines, qui connaît mieux le prévenu que le tribunal, trancherait entre l'exécution de la détention ou l'aménagement de peine.


Le nouveau prévenu est un homme d'une trentaine d'années, gérant d'une société de location de véhicule. Il a été flashé à 185 kilomètres/heure en conduisant une moto appartenant à sa société. « Ma femme avait des contractions... C'est mon premier enfant, il faut comprendre. Je suis anxieux. Sans ça, jamais j'aurais pris la moto. » Délinquant routier multirécidiviste, il a passé en tout près de cinq ans en prison pour ses délits liés à la conduite. Le dernier date de 2009 mais n'a été jugé qu'en 2011, et lui a valu une condamnation à de la prison ferme, exécutée via la pose d'un bracelet électronique. Son cas est difficile : il est en cours d'une peine aménagée, et la récidive est indéniable. D'un autre côté, c'est la première infraction constatée depuis quatre ans. « Il est évident que Monsieur Hamdyoune s'est amendé, dit l'avocate, tout en témoigne. Son passage en comparution aura l'effet d'une piqûre de rappel. Je sais que la relaxe n'est pas envisageable, mais il me semble que du sursis imposerait au prévenu une prudence accrue, mais n'hypothéquerait pas les résultats déjà obtenus par un parcours de réinsertion exemplaire. » La procureure requit du ferme sans mandat de dépôt, expliquant que le juge d'application des peines, qui connaît mieux le prévenu que le tribunal, trancherait entre l'exécution de la détention ou l'aménagement de peine.


On suspend l'audience de nouveau, Laurent reste dans la salle. Il est fasciné par les situations que l'audience lui présente. Sa mélancolie se complique d'une sensation de béatitude repue. Son bonheur tout neuf contraste avec les situations sordides que l'audience lui fait voir. On pleure plus facilement devant les malheurs dont on se croit pour toujours épargné. Avec l'égoïsme et la naïveté naturels aux nouveaux amoureux, il songe que Valérie l'aime, qu'il est du bon côté de la barrière, que le malheur ne le concerne plus. Avec un orgueil de nouveau riche, il aimerait que son statut d'amant de Valérie Grimaut soit lisible sur son visage.


Après la reprise d'audience, la juge condamne le chauffard repenti à une peine de prison ferme avec mandat de dépôt. C'est la consternation dans la salle. Trois amis du condamné soupirent bruyamment. Le motard est calme. Il fixe la juge d'un œil dur.


- Madame le juge, je suis envoyé où ?

- Fleury-Mérogis.

- Je peux pas être près de chez moi plutôt ? Ma femme, elle va pas aller tous les jours à Fleury, c'est trop loin.


La juge réfléchit un instant, consultant l'adresse du prévenu sur le dossier.


- Vous préférez Villepinte ? Je vous préviens, c'est la surpopulation carcérale à Villepinte.

- C'est la surpopulation carcérale dans toute la France Madame.


Tout à coup retentit dans la salle un grand cri de douleur, celui de la femme enceinte. Le prévenu, les mains dans le dos, rigide de douleur hiératique, surjoue son héroïsme.


- Vous avez un traitement médicamenteux ? reprend la juge, pressée d'en finir. Une consommation de stupéfiant qui pourrait créer un état de manque en prison ?

- Je vous ai dit que c'est fini tout ça, répond vivement le prévenu de sa voix rauque d'ancien voyou. Plus de stupéfiant, plus d'alcool depuis des années... Faut vous le dire comment ?


La juge est désarçonnée par l'autorité du condamné.


- Changez de ton, Monsieur. Changez de ton. Vous avez six mois ferme, vous n'en ferez sans doute que trois ou quatre. Ce n'est pas cher payé pour les dommages que vous auriez pu causer...

-Et mon aménagement de peine, vous croyez qu'ils vont me le laisser ? Et mon sursis de la peine d'avant ! Je suis en taule pour plus d'un an au moins. Je vais pas voir naître mon fils, je vais pas le voir grandir...


La juge se trouble. A-t-elle songé à ces arriérés de peine dont le nouveau condamné devra s'acquitter ? Très vite, elle se reprend, retrouve son air supérieur, mais Laurent a bien vu son expression d'étonnement.


- Eh bien il fallait y penser avant, Monsieur, dit-elle d'une voix discrètement tremblante. Quand on attend un enfant, on ne joue pas avec sa vie et celle des autres.


Le condamné prend sur elle un ascendant moral inutile.


La femme enceinte s'approche du box et se précipite près de son mari. Se penchant au-dessus de la vitre, il colle sa joue à la sienne. On entend leurs murmures entremêlés, la voix rauque et sauvage de l'homme, le timbre éploré de la femme, le ventre rond collé au plexiglas. Le condamné est penché au-dessus de la vitre, les mains menottées derrière lui, un policier le retient par l'épaule de peur qu'il ne bascule, tout entier tendu vers le visage levé de son épouse qui l'aspire de son chagrin. L'idée que ces deux-là seront privés l'un de l'autre pendant plus d'un an semble intolérable à Laurent. Qui rendra la première année de son fils à cet homme ?


Les juges passent à l'affaire suivante. Eux sont à plaindre aussi, se dit Laurent. Il faut bien qu'on ait des garde-frontières. Ils n'ont pas d'autre choix que de se ligaturer l'émotion pour tenir le choc. Il y a d'autres affaires, d'autres suspensions d'audience. Laurent ne bouge plus, il s'enfonce dans la torpeur, se laisse gagner par les frissons. Il est bien, mal, ému, il ne sait pas. Pendant l'une des suspensions, l'avocate revient lui poser des questions sur Alexandre. Elle prépare chaque affaire en attendant l'issue de la précédente.


Un nouveau Roumain fait pleurer Laurent ; un misérable qui traîne à l'aéroport de Roissy. Il ramasse les vêtements ou les objets abandonnés par des voyageurs qui préfèrent jeter des éléments sans valeur que de payer un supplément bagage. Il les revend ensuite. Voici deux jours, il a trouvé un petit sac abandonné près d'un siège, dans le secteur où généralement les gens se délestent de leur excédent. Le sac était plein de bijoux, il appartenait à une princesse saoudienne ; son assistante personnelle l'avait oublié. Le Roumain, prenant conscience de son contenu, était allé à la rencontre de la police. Il ne voulait pas d'ennuis. On l'a fouillé : il avait dans la poche un collier et un bracelet. Le sac est tombé, dit-il, il a mis ces deux éléments en poche, mais n'avait pas l'intention de les garder. D'ailleurs, n'est-il pas venu lui-même au-devant des policiers ? Il pleure, s'étouffe du sentiment d'injustice, et la traductrice répète ses mots, impavide : « J'ai pas voulu voler, sinon j'aurais quitté l'aéroport. » Par-dessus la voix de sa traductrice, il hurle soudain : « Cinq millions ! », avec un air désespéré. C'est en effet le coût estimé des bijoux de la princesse. Le prévenu, répétant la somme les yeux exorbités, semble effaré de l'argent qu'il a laissé passer. A-t-il voulu se prémunir contre les poursuites en rendant le sac mais en gardant deux bijoux à revendre ? On en a mal pour lui. Laurent a envie de repasser le film pour lui hurler, au moment de son geste d'honnêteté, comme on signale le policier à Guignol : « Ne va pas voir les flics, c'est un piège ! » Après la suspension d'audience, il est condamné à de la prison ferme, sans mandat de dépôt. La juge n'a cessé de lui parler avec une ironie blessante, prenant de haut ses déclarations d'honnêteté. Son ironie lui est inaccessible, elle est un code dont elle ne se soucie pas qu'il le comprenne. Laurent ne sait que penser. Faute de la moindre preuve, il semble que les juges ont opté pour la solution la plus probable. Il doit être statistiquement plus crédible que ce Roumain misérable ait été malhonnête, même si l'on ne voit pas exactement par où il l'a été ; peut-être est-il un modèle de droiture : il a le tort d'être une exception, il paiera pour les autres.

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