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Si nous avions vécu du temps de nos pères

Cet article est paru sur le blog "L'émissaire", tenu avec plusieurs membres de l'ARM, l'association chargée de faire vivre la pensée de René Girard.

https://emissaire.blog/2017/05/14/si-nous-avions-vecu-du-temps-de-nos-peres/

La société française est menacée par la violence djihadiste, dont l’origine semble exogène, mais qui trouve des relais opérationnels chez de jeunes Français, de plus en plus nombreux. Les services de police en surveillent un certain nombre. Mais comment prévenir de nouvelles violences ? Faut-il arrêter des jeunes gens qui n’ont (encore) rien fait, sur base de leur pratique religieuse ?

Dans le petit théâtre mimétique où les hommes qui se veulent fermes se donnent de beaux rôles virils, une intervention m’avait frappé, voici bientôt deux ans. Celle de l’avocat Arno Klarsfeld, fils des célèbres « chasseurs de nazis » : il fut celui qui proposa l’enfermement préventif des islamistes radicaux classés S, au mépris de toutes les procédures en vigueur dans un état de droit (rappelons que ce fichage ne relève en aucun cas d’un jugement mais d’une simple décision administrative de police)[1]. Il franchissait là un important seuil symbolique : demander l’enfermement préventif de l’ennemi intérieur, sur base de ce qu’il pourrait faire, et en l’absence de tout jugement, c’est oser un geste d’exclusion d’autant plus transgressif qu’il est sans modèle. À la suite de Klarsfeld, bien d’autres ont embrayé, et cette proposition est devenue récurrente[2] ; mais ces suiveurs ont moins de mérite, si l’on peut dire : il a fallu, pour qu’ils assument cette position, qu’elle fut d’abord émise par un autre, qui servit ensuite de modèle. Et je me suis demandé si c’était un hasard qu’Arno Klarsfled, précisément lui, ait lancé cette première pierre…

Une dizaine d’année plus tôt, j’avais regardé l’intégralité de la captation du procès Papon, rendue disponible sur le site de l’INA. Extraordinaire et saisissant « spectacle ». Le procès Papon était délicat à conduire : un procès tire sa puissance de fascination de ce qui reste en lui de sacrificiel ; comme les pièces du théâtre attique, il est un mythe en attente de sa résolution. Le spectacle du procès satisfait le voyeurisme sacrificiel tout en encadrant la tentation violente qui le sous-tend, et notamment en brisant le « tous-contre-un » des résolutions victimaires : aussi avides de lynchage que soient la foule, la société ou les médias, nous prendrons toujours le temps d’entendre l’avocat de la défense et les témoins qu’elle convoque, antidotes à l’unanimité persécutrice. Ce qu’il y avait de périlleux dans le procès Papon, c’est que tout le monde semblait d’accord à l’avance ; la culpabilité ne faisait guère de doute, et les crimes avaient eu de monstrueuses conséquences. La tentation était grande de solder la culpabilité vichyssoise sur le dos de ce vieillard. Or, pour que le procès soit utile, il fallait absolument qu’il ne ressemble en rien à un lynchage ; que personne ne puisse prendre Papon pour le bouc émissaire des péchés français. Il fallait que les procédures soient parfaitement respectées, que le procès apparaisse constamment équitable – et même, qu’on s’adresse avec respect et politesse au prévenu, pour que ne transparaisse jamais l’aspiration sacrificielle. C’était vital : dans un monde où les unanimités persécutrices ne prennent plus, il se trouve toujours quelqu’un pour dénoncer les boucs émissaires des autres ; un procès trop sacrificiel aurait mécaniquement créé des sympathies pour le faible vieillard en butte au tous-contre-un mimétique.

De ces dangers, le président Castagnède me semblait parfaitement conscient. Je me souviens, cet été là, avoir admiré sa conduite du procès. Mais parmi les avocats, il en était un qui brisait le consensus et laissait voir une véhémence déplacée ; à l’entendre s’acharner sur le vieil homme, apparemment certain qu’en vivant du temps dont il était question il se fut conduit autrement que lui, on se surprenait à déplacer sa sympathie, à vouloir se ranger du côté du pauvre vieux tassé sur sa chaise, et qui subissait l’arrogance du jeune homme bien mis. Cet avocat, c’était Arno Klarsfeld.

Quand sa tribune sur l’enfermement préventif des radicaux est parue, je me suis souvenu de l’impression désagréable qu’il m’avait faite au procès Papon, et j’ai repensé à la phrase du Christ aux Pharisiens, dans l’Évangile de Marc : « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous bâtissez les tombeaux des prophètes, vous décorez les sépulcres des justes, et vous dîtes : »si nous avions vécu à l’époque de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes. » » (Marc 23,29-32)

L’emballement mimétique, qui fait des musulmans de nouveaux boucs émissaires au sein de la société française, est freiné par une sorte de « common decency », une retenue culturellement construite, la conviction consensuelle qu’un certain genre de choses ne se dit pas (par exemple, enfermer des individus qui n’ont commis aucun crime en raison de leur appartenance à une mouvance religieuse). Cette retenue joue le rôle du frein que constitue toujours l’obstacle de la « première pierre ». Qui va oser la lancer ? Qui va s’affranchir de cette retenue ? Qui va transgresser l’interdit symbolique ?

Ce qui permet à Klarsfeld d’oser la première pierre, c’est précisément qu’il se croit sans péché : son engagement contre les horreurs du passé lui fait croire qu’il sera par nature opposé aux horreurs du présent. Est-ce sa capacité à dénoncer les crimes passés qui lui dissimule la ressemblance entre ce qu’il propose et les mesures qu’il reprochait à Papon d’avoir fait exécuter ? Il absolutise sa position de juste. L’illusion romantique le fait se croire dépositaire en propre des valeurs morales qu’il défend. Et l’on pourrait dire à son propos ce qu’écrivait Girard à propos des Pharisiens : « Les fils répètent les crimes de leurs pères précisément parce qu’ils se croient moralement supérieurs à eux. Cette fausse différence, c’est déjà l’illusion mimétique de l’individualisme moderne, la résistance maximale à la conception mimétique, répétitive, des rapports entre les hommes, et c’est cette résistance, paradoxalement, qui accomplit la répétition. »[3]

Plus une génération juge ses pères[4], plus elle se jette tête perdue dans les emballements mimétiques de son époque. Ceux qui sont intimement persuadés qu’en un autre temps ils n’eussent pas été du nombre des injustes s’apprêtent sans le moindre remords à le devenir en notre temps. Leur bonne conscience rétrospective est le paravent moral qui leur permet de s’affranchir de toute décence commune. Klarsfeld, en raison de son courage devant les dangers dont il n’est pas menacé, était celui qui pouvait oser jeter cette première pierre.

Prétendre, en ces matières, que tout le monde était d’accord mais que personne n’osait le dire relève typiquement de la prophétie auto-réalisatrice. Ceux qui disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas sont toujours confirmés a posteriori : une fois qu’ils l’ont dit, d’autres se mettent à le penser ; mais comment savoir s’ils le pensaient avant qu’ils l’aient dit ? La surenchère mimétique se chauffe de ce bois-là. Les transgresseurs de normes morales croient libérer une parole qui leur préexisterait ; en réalité, ils en permettent l’éclosion. Bientôt, des suiveurs les imitent, qui n’eussent pas même songé s’aventurer sur ces terrains.

Mais gardons-nous de construire avec Klarsfeld un nouveau bouc émissaire. Il n’est pas responsable d’un emballement qu’il accélère à peine. Et la radicalisation dans le monde musulman est bien réelle. Nous allons tout droit vers la « montée aux extrêmes », chaque camp se nourrissant de la violence de l’autre, qu’il imite et augmente.

[1] http://www.causeur.fr/islamistes-detention-administrative-terrorisme-34501.html

[2] Citons en vrac et dans le désordre, parmi tous ceux qui depuis deux ans ont repris cette proposition : Eric Ciotti, Laurent Wauquiez, Nicolas Sarkozy, François Fillon, Roger Karoutchi, Guillaume Larrivé… Mais à ma connaissance, Arno Klarsfeld peut se vanter d’avoir été le premier.

[3] Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, Paris, p.43. Je souligne.

[4] Ce n’est pas littéralement leurs pères qu’il faut comprendre ici, mais les générations précédentes en général.

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