À propos de La Crèche
Interview de François Hien pour la revue de théâtre "La récolte", éditions Passage(s), juillet 2019.
Comité de L’Éphémère : Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
François Hien : La Crèche est mon premier texte de théâtre. Depuis, j'en ai écrit deux autres, qui seront créés la saison prochaine. La Crèche est vraiment le projet qui m'a fait basculer d'un monde professionnel à un autre. Depuis 2005, l'année où je suis sorti de mon école de cinéma, j'ai réalisé une demi-douzaine de documentaires. En 2016, j'ai décidé de m'intéresser de près à une histoire très médiatisée : l'affaire Baby-Loup. Il s'agissait du conflit, dans une petite ville des Yvelines, entre une crèche associative et une employée qui avait été licenciée pour avoir refusé de retirer son voile. Pour certains, cette histoire était l'illustration de l'islamisation des banlieues françaises ; pour d'autres, un exemple flagrant d'islamophobie. Il me semblait intéressant qu'une même histoire soit à ce point mobilisable comme symbole par des camps opposés. En réalité, comme mon enquête m'a permis de le percevoir, ces deux interprétations étaient fausses : la petite ville de Chanteloup est bien loin d'être devenue un fief islamiste, comme on l'a parfois prétendu ; par ailleurs, les règles de neutralité dont la crèche s'était dotée avaient été acceptées par tout le monde pendant des années, à commencer par les musulmanes qui y travaillaient. Si l'affaire était passionnante, c'est qu'elle permettait de saisir de manière dynamique un piège qui s'était progressivement refermé sur la ville et ses habitants. Au départ, il n'y avait qu'un conflit entre deux femmes, les arguments religieux ayant tout du prétexte. Rapidement, des idéologues des deux bords avaient tenu à faire de cette affaire un symbole ; leurs commentaires avaient peu à peu généré une logique de camp, à laquelle il devenait difficile d'échapper. En reconstituant les étapes de la crispation réciproque entre les deux tendances, je me rendais compte que chaque camp avait fini par ressembler au portrait caricatural que son adversaire avait d'abord dressé de lui.
Comité de L’Éphémère : Quelles ont été vos premières démarches ?
François Hien : J'ambitionnais de tirer un documentaire de cette histoire. Assez vite, je me suis rendu compte que ce documentaire serait difficile à tourner : échaudés par la couverture médiatique massive, les habitants voulaient bien me parler de ce qui s'était passé, mais pas témoigner devant ma caméra. Par ailleurs, il me semblait que ce que je voulais raconter, la nature de ce « piège sans auteur » où tout le monde était tombé, exigeait un récit au présent, qui reconstitue les rouages de l'histoire, et non pas un documentaire au passé. Ainsi montait en moi une envie d'écriture et de fiction.
Nicolas Ligeon, qui est devenu le producteur du spectacle, m'a poussé à assumer cette envie. J'ai ensuite sollicité quelques comédiens, qui m'ont aidé à cristalliser les premières scènes, et qui sont toujours dans la distribution du spectacle. Désireux de déplacer le récit dans le temps et dans l'espace, j’ai mené des repérages dans un quartier de SaintEtienne qui me semblait propice à accueillir cette histoire. C'est là que je rencontre le Collectif X, compagnie stéphanoise, avec qui le coup de foudre est immédiat, et dont huit membres compléteront l'équipe : six comédiennes et comédiens, un scénographe et un musicien.
Comité de L’Éphémère : Pouvez-vous préciser quelle a été votre technique d’approche ?
François Hien : Se faire accepter n'est pas difficile mais je trouve qu'il est plus facile d'enquêter dans ce genre de quartier que dans un quartier pavillonnaire ou dans un centre-ville. Les quartiers populaires disposent souvent de lieux de sociabilité, dans lesquels les gens sont assez disponibles : centres sociaux, associations, réunions de quartier... Ces quartiers qui sont supposés aller mal – ce qui à certains égards est vrai – sont aussi des territoires où les gens vivent ensemble, se connaissent entre voisins, parlent plus spontanément avec des inconnus.
Comité de L’Éphémère : Avez-vous une démarche particulière pour aborder le terrain ?
François Hien : Je n'ai pas tellement de technique pour enquêter. L'enquête se fait essentiellement nez au vent, afin de saisir l'atmosphère d'un lieu, et de faire des rencontres fortes. Ensuite, je lis énormément ; l'essai que j'ai écrit sur cette affaire, et qui est paru aux Editions Petra en septembre 2017, mentionne une bibliographie très longue, qui regroupe l'essentiel des essais et des documents parus ces dernières années sur le sujet. J'essaie donc d'avoir une grande rigueur dans ma prise d'information ; en revanche, sur le terrain, je veux être instinctif. Me poser au centre social, discuter avec ceux qui passent, rigoler, me faire inviter à boire le thé ailleurs... Un des personnages de la pièce, Moufida, est inspirée d'une dame que j'ai rencontrée à Chanteloup, et qui m'a profondément ému. Cette dame allait mal et avait besoin de parler. Elle m'a entraîné loin de ce que j'étais venu chercher. Je l'ai quittée en me disant que j'avais passé un beau moment avec elle, mais que ça ne m'avait pas fait avancer pour mon enquête. Pourtant, quand des mois plus tard j'ai entrepris la rédaction de la pièce, le personnage de Moufida est apparu naturellement dans le récit. Cette dame m'avait marqué au-delà de ce que je pensais. C'est cela au fond que je cherche : m'imprégner d'une matière sensible qui peu à peu met en mouvement, en moi, une sorte de petit monde autonome. Un jour, ce monde est prêt à être déployé. J'écris alors en me laissant surprendre. Pendant la phase de recherche, j'accumule de nombreuses notes que je relis régulièrement ; mais une fois la rédaction commencée, je ne relis plus mes notes : tout est en moi, prêt à l'usage ; et ce qui n'y est pas, c'est que ça ne m'a pas assez marqué. Les trois pièces, je les ai écrites ainsi, dans un mélange de grande préparation et d'écriture spontanée.
Comité de L’Éphémère : Pouvez-vous nous en dire plus sur le collectif X ?
François Hien : Le collectif X est un groupe très hétérogène, uni par une éthique plutôt qu'une esthétique : un désir de fabriquer un théâtre très inclusif, une horizontalité dans la manière de le faire. A l'été 2016, j'ai décidé d'adapter l'affaire Baby-Loup en la déplaçant dans le temps et dans l'espace. Dès lors, il me fallait imaginer un nouveau lieu où implanter l'histoire – je reste documentariste, j'ai besoin d'imaginer des décors réels, même pour écrire une pièce de théâtre où cet arrière-plan sera rendu très abstrait. J'ai alors passé du temps dans le quartier de Montreynaud, à Saint-Etienne. Là, on m'a dit qu'une compagnie de théâtre viendrait bientôt en immersion pour un projet, VILLES# ; j'ai contacté le porteur de ce projet, Arthur Fourcade. Il m'a proposé de participer à leur session de travail. Depuis, nous ne nous sommes pas quittés. Bien qu'il regroupe un grand nombre de métiers, le collectif X est avant tout, je pense, un collectif d'acteurs. Tout doit se trouver dans l'immanence du jeu, à hauteur d'interprète. En faire partie m'a imposé de devenir acteur à mon tour. Dans La Crèche, je joue quelques personnages. J'ai l'impression que ces gens m'ont fait devenir un acteur qui écrit plutôt qu'un auteur qui joue... La Crèche est la trace de cette histoire car j'ai beaucoup retouché la pièce au plateau.
Je continue de le faire d'ailleurs, notamment en discutant beaucoup avec les comédiennes et les comédiens, qui se sont tous profondément emparés de leur personnage. C'est le cas particulièrement d'Estelle Clément-Bealem et de Lucile Paysant, qui jouent les deux personnages principaux. Je discute beaucoup avec elles des retouches que je voudrais amener au texte, afin de parvenir à une position d'équilibre ; de l'intérieur, elles défendent leur personnage avec une implication telle que je ne suis plus libre d'en faire ce que je veux. C'est formidable d'avoir des compagnes de travail qui deviennent quasiment co-autrices de leur personnage. Je ne sais pas si un jour la pièce sera finie. Je sors de chaque représentation avec l'impression qu'on peut faire mieux, que l'équilibre n'est pas encore trouvé... Cela reste une matière vivante plus qu'un texte figé.
Comité de L’Éphémère : Cela nous amène à la question de la forme théâtrale. Pourquoi avoir choisi cette forme-là en particulier ?
François Hien : Le théâtre que j'écris est un théâtre de dialogue, qui se passe de narrateur. Le théâtre me permet de mettre en scène une arène de frottements relationnels, sans point de vue dominant depuis lequel je dicterais au spectateur ce qu'il est censé comprendre ou penser de l'histoire qui se déroule devant lui. Un théâtre qui tente de restituer la dynamique interne des conflits, la genèse des malentendus, l'envenimement des échanges, sans les encombrer de commentaire. La deuxième raison est liée à la question de l'adresse. À qui s'adresse-t-on quand on réalise une œuvre ?
Le théâtre – notamment tel que le pratique le Collectif X – permet une évidence de l'adresse. Chaque représentation est performative : l'objet de la pièce, au fond, ce sont les spectateurs eux-mêmes, sur qui il s'agit de faire effet. Le dispositif de La Crèche qu'a conçu Arthur, qui l'a mis en scène avec moi, repose sur cette idée : les spectateurs, disposés en bi-frontal, éclairés, se voient mutuellement réagir au paysage idéologique riche et déroutant qui se déploie devant eux.
Comité de L’Éphémère : Peut-on caractériser votre théâtre de politique ?
François Hien : Je ne suis pas sûr de me reconnaître dans ce que, souvent, l'on appelle le théâtre politique, même si j'ai envie d'assumer le qualificatif. Ce que nous essayons de faire, c'est de créer une assemblée provisoire, dont la composition est plus ou moins hasardeuse, et de lui faire traverser quelque chose qui la transforme un tant soit peu, qui agit sur elle. Avant chaque représentation de La Crèche, en collaboration avec l'équipe des théâtres, je mène un travail de terrain pour faire venir au spectacle des gens qui d'ordinaire n'y vont pas. Ce n'est pas seulement un travail de médiation ; c'est une dimension qui est centrale pour la réussite de la représentation elle-même. Pour moi, la représentation, ce n'est pas seulement ce que produisent les comédiens dans l'espace de jeu ; c'est l'intégralité du phénomène social que nous aurons créé, et dont l'hétérogénéité du public est une composante essentielle. Dans notre dispositif le public se voit, il commence par percevoir sa diversité ; puis la pièce commence, et les premières scènes mettent les pieds dans le plat : l'écriture est frontale, nous sommes au cœur des questions contemporaines les plus brûlantes, les plus embrouillées de passion et d'excès. À ce moment, lors des représentations, on sent circuler une certaine gène : bien des gens ne se sentent pas très à l'aise d'assister à ça en présence de personnes qu'ils savent concernées par le sujet ; inversement, ceux qui sont concernés se sentent un peu scrutés. Rien d'insupportable là-dedans, l'idée n'est pas de faire vivre un mauvais moment au spectateur, simplement de freiner les phénomènes d'entre-soi.
Généralement, les spectacles politiques consistent à dénoncer un autre absent, à construire une unanimité sur le dos d'un bouc-émissaire ; c'est un théâtre de dénonciation. De même, quand on rit au théâtre, on rit le plus souvent des absents. Dans La Crèche, pendant les premières scènes, le rire ne sort pas, personne ne s'en donne le droit, comme si on craignait, en riant, d'offenser une partie du public... Il y a une phrase de Desproges qu'on cite souvent : « on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui. » Cette phrase est mobilisée pour s'octroyer l'autorisation de blesser, d'offenser – étant établi que celui qui ne rigole pas, c'est l'autre, celui qui ne mérite pas qu'on rie avec lui. Je trouve cette phrase exécrable. Le théâtre que nous essayons de faire repose sur un principe exactement opposé : amenons tout le monde dans une salle ; puis, voyons de quoi nous allons bien pouvoir rire. Or, à mesure que la représentation avance, le public s'unifie. Désemparés par la diversité des points de vue déployés, et qui tous sont défendus avec une égale conviction, les spectateurs lâchent du lest sur certaines de leurs raideurs... On sent, autour de l'heure de jeu, quelque chose se détendre dans la salle. Les rires commencent à fuser – parfois à des moments qui nous surprennent beaucoup. Dans la dernière scène, le public devient figurant ; on rallume les lumières de service ; tous les gens présents figurent les habitants du quartier de Puits-Hamelin, assistant à une réunion qui rassemble tous les personnages de la scène. C'est un moment très fort à vivre pour moi, de l'intérieur ; présent dans le public, jouant un personnage, j'observe les visages des spectateurs, éclairés autant que les acteurs, émus, amusés, et je nous sens authentiquement ensemble. L'histoire que raconte la pièce ne se termine pas bien : comme dans l'affaire d'origine, la crèche doit quitter le quartier. Cependant, on aura vu le temps d'une scène se déployer un antidote à la logique de méfiance ; il est possible de s'écouter, de se parler, à l'abri de la fièvre. Cette idée peut sembler utopique, mais elle n'est pas vécue comme telle lors des représentations, puisque précisément la représentation en offre l'exemple. À cet instant, la pièce et son dispositif sont en miroir : nous sommes les habitants de Puits-Hamelin, nous formons une assemblée unie par une émotion commune... Voilà le théâtre politique que nous entendons pratiquer : créer une communauté éphémère, qui ne se fonde pas sur le rejet des absents. Un théâtre sans bouc émissaire.