[Harmonie Communale - lettre #10] Le ciné-club de l'Harmonie Communale
Cher·e·s ami·e·s
Le 19 juin dernier, je présentais au théâtre La Mouche le film Place aux jeunes de Leo McCarey. Sans doute l'un de mes films préférés. Je l'avais découvert voici plus de vingt ans. Alors adolescent cinéphile, je voyais l'intégralité de ce que programmaient le Cinéma Opéra et le Cinéma Saint-Polycarpe, aux Terreaux, qui ne diffusaient que des films de patrimoine en 35 mm. Trois années où j'ai passé autant de temps au cinéma qu'au lycée, sans savoir que j'étais sans doute de la dernière génération qui pouvait découvrir les films de cette manière-là.
Lorsque j'ai proposé à La Mouche d'organiser un cinéclub, je me réjouissais à l'avance de retrouver sur grand écran quelques-uns des films qui m'avaient émerveillé. Je savais qu'on ne pouvait rêver les voir en 35mm, mais j'espérais au moins que nous pourrions disposer de belles copies numériques. J'ai découvert, depuis, le drame de la distribution cinéma contemporaine. La plupart des films que j'ai proposés à la programmation ne sont plus distribués – ou bien, les copies numériques ont été détruites. Concrètement, le passage à la projection numérique, qui était censée faciliter la circulation des œuvres, a entraîné l'indisponibilité des films. Il est impossible de passer Place aux jeunes en format DCP – alors même que le film a bénéficié d'une ressortie relativement récente. Et nous avons donc été contraints de le passer en DVD !
Privilège de ces grands films qui reposent davantage sur l'art du récit que sur l'esthétique des images : même ainsi, le film nous a éblouis. Il raconte l'histoire d'un couple d'octogénaires qui, alors que la banque saisit leur maison, est forcé de se séparer après cinquante ans de vie commune. Subtil et drôle, le film conduit peu à peu vers une issue proprement intolérable – et qui l'est d'autant plus que personne n'en semble coupable, et que le cinéaste nous met en situation de comprendre chacun. La fin du film est à la limite de l'insoutenable ; pourtant, jamais le film ne semble à la recherche d'un quelconque effet tragique.
J'avais proposé ce film en écho à la représentation de L'Affaire Correra, la semaine précédente. C'est que Place aux jeunes fait partie, je crois, des films qui ont profondément infusé mon sens de la narration – et j'oserais même ajouter : ma morale du récit. Bien des aspects de mes pièces puisent à cette source. L'Affaire Correra s'achève notamment par une longue scène conçue pour conduire à une grande intensité émotionnelle qui ne paraisse pas extorquée au public à grand renforts d'effets.
Ce film, je l'ai souvent revu depuis mon adolescence, mais toujours sur une télé, ou un ordinateur. Je ne l'avais pas revécu. Le 19 juin, à mesure que le film avançait, je sentais l'émotion monter dans la salle. Les rires, fréquents au début, se raréfiaient. Des respirations devenaient plus épaisses. Après la fin du générique, la salle a gardé le silence. Je me suis trouvé sacrilège en le brisant pour ouvrir la discussion qui devait suivre la projection. Il s'était passé quelque chose pendant cette projection. Chacun de nous avait entretenu une relation avec le film, mais il s'était joué aussi quelque chose entre nous, de l'ordre d'une mise en résonance. Ce n'était pas fortuit. Le film travaille à construire cet effet. C'est là, dans ces échos à géométrie variable, que réside sa puissance. C'est ainsi que je l'ai découvert, il y a vingt ans, lors d'une projection au Cinéma Opéra dont nous étions sortis médusés, nous parlant entre inconnus pour nous le dire. Entre-temps, ce film, je l'avais vu affaibli, dégradé par ma situation de solitude. Samedi, il m'est revenu tel qu'il devrait toujours être vu, déployant un parcours de sens et d'émotion à l'intention d'une assemblée provisoire qui accepte d'en constituer la chambre d'écho.
Dès lors, quelque chose en moi s'est éclairé. Depuis plusieurs années, je me suis mis à faire du théâtre sans avoir jamais été un grand amoureux du théâtre. Je le suis devenu, à bien des égards, et je me sens follement heureux dans mon nouveau métier. Mais tout de même, cela reste une grande source d'étonnement pour moi : avoir en quelque sorte abandonné ce qui fut l'exclusive passion de ma jeunesse, le cinéma, pour un art auquel je m'étais auparavant si peu intéressé. La Mouche me fournit l'opportunité de réfléchir à ce décalage et, samedi dernier, une sorte de réponse m'est apparue : je fais du théâtre, je crois, parce que c'est la meilleure manière de retrouver mes émotions de cinéphile – celles que j'ai connues dans ces salles de quartier, face au cinéma de patrimoine, et que les substituts numériques ne permettent pas de connaître.
Une vocation m'est née, à l'adolescence, lorsque je découvrais émerveillé ces films en 35mm, sans savoir que j'étais parmi les derniers à les voir de cette manière. Pendant des années, j'ai poursuivi cette vocation en m'obstinant à faire du cinéma d'auteur, diffusé confidentiellement dans des festivals trop peu fréquentés. Puis j'ai cru bifurquer lorsque voici cinq ans j'ai décidé, sur les conseils de mon ami Nicolas, d'écrire une première pièce. En réalité, sans le savoir, je me suis donné les moyens de renouer avec ma vocation d'adolescence. Un départ au lointain qui est un retour aux sources inattendu.
Car ce qui me touchait, adolescent, ce que je voulais créer à mon tour, c'était la communauté d'émotion. La co-présence. Une communauté qui ne fonctionnait pas sur le registre de l'unanimisme, comme les concerts de rock, les matchs de foot ou les meetings politiques. Non, une assemblée où l'on est seuls tous ensemble. L'œuvre me bouleverse au plus intime, mais elle m'offre de simultanément partager cet endroit de vibration avec une foule d'individus vivant la même chose, chacun seul.
Étonnamment, alors que pendant quinze ans mon métier fut de faire des images, ou d'en monter, jamais je n'ai eu la moindre tentation d'inclure de la vidéo dans l'un de nos spectacles. Ce qui m'a toujours attiré, c'est de raconter des histoires, de la manière la plus simple possible, et que ces histoires fassent effet sur un auditoire. C'est la grande leçon du cinéma américain d'avant-guerre, qui reste le plus cher à mon cœur. Ce cinéma est indiscutablement populaire – comme le théâtre que nous ambitionnons de faire. Il propose des parcours de sens à un public dont il respecte l'intelligence et la sensibilité. Il est conçu pour réunir largement dans des émotions communes, ce qui n'exclut ni l'engagement politique, ni la complexité conceptuelle.
Ce cinéma était possible dans un système de diffusion d'une éclatante santé, dans un contexte sociétal où le cinéma était une pratique presque universelle, que la télé ne concurrençait pas encore. Ce qui me plaît dans ce cinéma, c'est son premier degré. Je crois que, là encore, le théâtre que nous pratiquons lui ressemble. Ce sont des œuvres infusées par d'autres, qui peuvent assumer des héritages ou des inspirations, mais qui ne jouent d'aucune référence, de manière méta ; rien ne fait discours par-dessus l'histoire que nous racontons.
Ce cinéma de la présence aux autres, est-il encore possible ? Il me semble que notre théâtre puise à la source du même désir. Et bien que la composition sociologique du public de théâtre soit encore plus alarmante que celle des spectateurs de cinéma, on peut faire mentir ces tendances à l'échelle d'une série de représentations. Se donner les moyens de recréer des communautés éphémères et mélangées. Je l'ai souvent dit : ce que nous cherchons à réussir, ce n'est pas tant des spectacles que des représentations. Nous ne visons pas tant l'objet que l'effet, l'œuvre que l'événement. C'est donc le rapport à notre public qu'il convient de soigner, d'amplifier, de comprendre.
Depuis quelque temps, nous avons la satisfaction de constater qu'un noyau dur de spectateur.trice.s nous suit, que nous proposions une pièce à la Renaissance, un cinéclub à Saint-Genis, un hors-les-murs à Vaulx-en-Velin ou une conférence aux Célestins. D'un rendez-vous à l'autre, des habitudes se prennent, une continuité se construit. Certaines personnes ont l'intelligence précise du travail que nous cherchons à déployer. Elles nous aident à le comprendre, même, par leurs remarques. Le projet autour des canuts, et la belle collection de personnes qu'il nous a permis de réunir, a grossi cette troupe d'habitués actifs, qui par leur présence donnent sens et cohérence à notre projet de création toujours branché sur l'éducation populaire.
Je rêve d'une sorte de permanence de notre compagnie, dans un lieu. Un rendez-vous hebdomadaire avec le public, toujours le même jour, dans un théâtre qui nous le permettrait. Certaines semaines, on jouerait l'une de nos pièces – car j'aimerais faire tourner le répertoire de la compagnie et qu'aucune pièce jamais n'en disparaisse. Une autre semaine, on donnerait une conférence sur tel ou tel sujet au cœur de nos préoccupations. Certains jours, ce serait une projection de film, que moi ou un.e camarade commenterait. Ou la lecture d'une pièce en cours. Certaines personnes ne viendraient qu'une fois de temps en temps, en sachant ce qu'elles viennent voir. D'autres seraient là toutes les semaines, curieuses de ce qui leur sera proposé. Nous pourrions dévoiler des bribes d'un travail, le partager bien avant sa première prévue. En bref, être avec nos spectateurs dans un rapport de complicité ouverte.
C'est sans doute notre objectif des années à venir : entrer dans ce rapport de permanence et de continuité.
Il va sans dire que ces lettres, que j'ai commencé à écrire voici bientôt un an, participent de cette tentative. Je les ai voulues personnelles et exigeantes. Et puisque la fin de saison approche, il est temps pour moi de vous remercier de les avoir lues. Beaucoup parmi vous m'ont écrit dans l'année pour commenter ces lettres, me dire ce qu'elles leur inspiraient. Je vous en suis très reconnaissant.
Il en restera une dernière avant les vacances, sans doute. Une sorte de lettre-bilan.
En attendant, une double annonce :
Cette semaine, au théâtre des Asphodèles, tous les soirs à 19h jusqu'à vendredi, joue toujours MILLENAL, la pièce que j'ai écrite pour les élèves de l'école Arts en Scène, sur une commande de Philippe Mangenot. J'ai revu la pièce dimanche et j'ai trouvé cette création vraiment très très bien. Je vous recommande donc chaudement cette découverte.
Par ailleurs, nous jouons au TGP, la semaine prochaine, quatre dates d'Olivier Masson doit-il mourir ? À cette période de l'année, le théâtre a du mal à remplir. N'hésitez pas, donc, à en parler à vos ami.e.s en région parisienne.
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