[Harmonie Communale - lettre #14] Un théâtre du temps réel
Cher·e·s ami·e·s
Depuis ma précédente lettre, j'ai vécu une expérience forte, dont je n'imaginais pas qu'elle m'ébranlerait autant : le retour au collège. Le metteur en scène Yann Lheureux m'a passé commande d'une pièce destinée à des collégiens. Afin de l'écrire, je me suis immergé un mois dans un collège de Vaulx-en-Velin. Yann m'y a accompagné souvent ; j'ai parfois sollicité l'aide, pour certains ateliers, de Géraldine Favre, ma complice des Canuts ; et pendant quelques jours m'ont rejoint les camarades d'un précédent projet : Clémentine Desgranges, Kathleen Dol, Anne De Boissy et Gilles Chabrier. C'est curieux : j'écrivais dans ma lettre de septembre que j'allais au collège pour apprendre, à rebours de certaines de mes précédentes pièces, comment on défaisait les groupes. Puisqu'il s'agissait de parler du harcèlement scolaire – qui le plus souvent est un phénomène d'unanimité contre un seul – je m'étais préparé à l'idée que ma résidence me rendrait attentif aux effets délétères des groupes, me ferait explorer le revers du collectif dont plusieurs de mes pièces récentes me faisaient exalter les aspects positifs. En réalité, c'est plutôt le contraire qui s'est passé. Je ne m'attendais pas à rencontrer sur place une communauté de travailleurs et travailleuses aussi enthousiasmante. Les personnels de ce collège – professeurs, précaires, CPE, surveillants – gèrent une situation sociale extrêmement difficile, dans un contexte de baisse continue des moyens, mais tiennent grâce à l'exercice d'une solidarité constante, construite, vigilante, accidentée – politique. Peu à peu, s'ajoutant à la pièce que j'étais venu écrire, est montée l'envie d'un deuxième projet, cette fois destiné aux adultes, et qui chroniquerait la vie d'un collège : il ne fait aucun doute qu'il s'agira, une fois de plus, de raconter les aléas de la vie d'un groupe. Cette idée m'enthousiasme énormément. Il faut voir à présent comment le temps agit sur elle.
J'ai commencé cette nouvelle lettre depuis Strasbourg, où nous répétions La Peur la semaine dernière. Je la termine de retour à Lyon, alors que nous installons le plateau technique de la pièce, aux Célestins. Nous voilà partis pour six semaines à patauger dans les eaux troubles de cette histoire. Je ne pensais pas que l'actualité me rattraperait à ce point : les résultats de la commission Sauvé donnent à notre pièce de curieuses résonances. Les déclarations défensives de tel évêque de France ressemblent à s'y méprendre à certaines répliques de la pièce, et il est même quelques éléments dont le public peinera à croire que je les ai écrits en amont des polémiques actuelles.
Depuis l'an dernier, la compagnie est associée à l'université de Strasbourg. C'est là qu'en mars prochain, pour la première fois, nous ferons ce que nous aimerions de plus en plus proposer à des théâtres : jouer toutes nos pièces dans un même lieu et sur une période de temps resserrée, en espérant qu'une partie du public vienne tout voir et saisisse les résonances entre les différentes œuvres. Nous travaillons pièce par pièce évidemment, mais aussi à l'échelle de l'ensemble que forment ces œuvres indépendantes, comme si peu à peu l'accolement de ces histoires pouvait révéler un motif plus large. J'ai un certain goût pour les œuvres pléthoriques dont l'ensemble est un peu plus que la somme de chaque composante. Le modèle étant évidemment Balzac, pour qui ma passion s'est atténuée (j'ai essayé de relire un de ses livres l'an dernier, qui m'est tombé des mains), mais qui fut l'un des grands auteurs de ma jeunesse. Bref, pour la première fois, à Strasbourg, nous donnerons forme à ce rêve d'une œuvre de fiction qui se dessine à l'échelle de plusieurs pièces – par la reprise apparente ou discrète de thèmes, de figures, de motifs romanesques...
Toutes les pièces que j'ai écrites sont des œuvres complètes, conçues pour être vues séparément les unes des autres, dans des contextes différents, où parfois le nom de leur auteur n'a aucune importance. Mais à mon échelle – je m'en rends d'autant plus compte à la faveur de ces lettres que j'écris, et qui m'invitent à une introspection professionnelle – ce sont aussi des études, au sens où l'entendent les musiciens. Une étude, non pas en si bémol, mais en fresque historique, ou en récit documentaire, ou en roman d'aventure, ou en fantaisie de science-fiction.
Et puisque étude il y a, je voudrais évoquer un aspect formel, presque technique, qui m'obsède en ce moment, et dont je me rends compte que j'entreprends de le travailler dans chaque pièce. Comment réussir à ce que les personnages évoluent en direct le temps d'une pièce, sans qu'on ait l'impression que ces évolutions paraissent extorquées aux personnages par la volonté de l'auteur ? Par exemple, dans La Faute, ai-je réussi à donner l'impression que ce groupe se forme sous nos yeux, que peu à peu la méfiance de ceux qui le composent se relâche ? Après la représentation, le spectateur se dira-t-il qu'il a littéralement vu un collectif émerger et vivre ? Ou se dira-t-il qu'un auteur lui a demandé d'y croire, sans que ça se déploie véritablement sous ses yeux ? Trop souvent, au théâtre, j'ai l'impression que l'auteur ou l'autrice attend de moi que je croie en une chose que je n'ai pas vue. Un personnage dit qu'il a changé. Toute la structure du récit n'a de sens que s'il a changé. Et je ne l'ai pas vu changer, je n'ai pas compris par où c'est passé, quelle parole a fait effet. Le changement est une sorte de décision extérieure au récit, et dont le caractère transcendant révèle l'inertie existentielle des figures présentées devant nous, ou leur caractère théorique. Ce que je voudrais dans mes pièces, c'est que les personnages soient de chair, que le récit paraisse organique, branché sur des évolutions qui ne semblent pas forcées par mon désir de tel ou tel résultat.
La Crèche et L'Affaire Correra, deux de mes premières pièces, avaient une grande analogie de construction. Les deux commencent par une longue scène au cours de laquelle une parole malheureuse est prononcée : c'est le début d'un conflit qui gagnera en ampleur à mesure que la pièce avance, et dont nous aurons saisi la première étincelle. Je voulais que les spectateurs, devant chacune des deux scènes, aient l'impression que les choses pourraient chaque soir se passer autrement, que l'issue de la scène n'est pas acquise au moment où nous l'entamons. Et que l'écriture soit suffisamment fine et organique pour qu'on ne sente aucun déterminisme : ce n'est pas la volonté de l'auteur qui mène ces deux femmes au conflit, mais les personnages eux-mêmes, dotés d'une apparence de souveraineté et d'autonomie. Les deux pièces se terminaient par deux scènes très longues, qui avaient pour vocation de réparer le paysage bouleversé que la pièce avait peu à peu déployé. Ces scènes ont été à la fois difficiles et délicieuses à écrire : je tenais à ce que la résolution n'apparaisse jamais artificielle mais qu'elle semble induite naturellement par le jeu des frottements relationnels auxquels nous assistons. En représentation, ces longues scènes génèrent dans la salle une attention particulière ; le public saisit la moindre inflexion de la scène, nous sentons qu'un fil très fin nous lie à chaque spectateur. Cet usage du temps réel dans l'écriture crée un effet de présent partagé en représentation, comme si réellement tout se produisait sous les yeux du public. Et de fait, pour que ça fonctionne, il faut bien que ça se produise, et que la scène soit pleinement traversée au présent par les interprètes : si nous loupons une articulation, le fil se brise, et la scène redevient une fiction à laquelle on demande au spectateur de croire – plutôt qu'un événement se déroulant sous ses yeux.
D'autres études : dans Mort d'une montagne, la pièce que j'ai co-signée avec Jérôme Cochet, nous avons tenté d'écrire des dialogues de marche. De ces échanges sans but apparent, sans grand enjeu dramatique, que la marche côte à côte fait naître entre deux individus. Il y a une nature de parole qui ne peut se déployer que dans ces circonstances – trajet en voiture, longue randonnée – une parole où l'on se dit sans le vouloir. Une nouvelle commande me permettra, l'an prochain, d'approfondir cet aspect. L'artiste de cirque Olivier Debelhoir, pour qui j'ai une grande admiration, m'a proposé de l'aider à écrire son prochain spectacle. Il s'agira, comme pour le précédent, de deux personnages réalisant une traversée sur un fil et parlant entre eux : il faudra écrire des dialogues qui semblent naître de la situation performative que les spectateurs auront sous les yeux, des dialogues qui ne s'imposent jamais comme une couche de littérature distincte de la performance. Et puis, il faudra que ces échanges fassent passer les personnages d'une situation à une autre sans que la moindre ellipse soit possible, puisque tout se joue pendant le temps non triché d'une traversée de funambule. Voilà une occasion très stimulante de pousser plus loin ce principe d'écriture.
Mais deux pièces déjà écrites en ont proposé la version la plus radicale. Et ce sont deux pièces qui seront créées en ce mois de novembre. La première, La Honte, après avoir été montée par des élèves de l'ERACM dans le cadre du festival Actoral à Marseille le mois dernier, est portée à la scène par le metteur en scène Jean-Christophe Blondel, avec notamment l'autrice Pauline Sales dans le rôle principal (ce qui m'honore beaucoup). La pièce joue du 7 au 30 novembre au théâtre de Belleville, à Paris. La deuxième, La Peur, nous la montons nous-mêmes, avec l'Harmonie Communale, dans une mise en scène d'Arthur Fourcade et moi-même. Nous jouons au théâtre des Célestins, à Lyon, du 17 novembre au 5 décembre.
Dans ces deux œuvres, ce ne sont pas quelques scènes qui obéissent à une logique du temps réel et de la transformation à vue ; ce sont les pièces entières. Alors que mes premières pièces étaient composées de scènes plutôt courtes et comportaient beaucoup de personnages (La Crèche, Olivier Masson doit-il mourir ?, L'affaire Correra), La Honte est une pièce très longue qui ne comporte que cinq scènes en tout. Chacune d'elle est un fragment de temps continu prélevé sur le réel, un morceau de durée qui part d'une certaine situation et mène à une autre sans que rien ne vienne distraire le public de cette bascule – ni ellipse, ni flash-back, ni monologue adressé au spectateur. Dans ces longues scènes, on part d'un point A – les personnages entretiennent un certain rapport les uns aux autres – et l'on doit arriver à un point B ; mais il faut que le passage d'un état à un autre soit absolument naturel et visible.
La Peur, bien que comportant plus de scènes (douze) pousse encore plus loin ce principe, car toutes ces scènes sont en continuité les unes avec les autres et un même personnage ne quitte jamais le plateau. Cette fois, c'est la pièce toute entière qui est le lieu d'une bascule. Je dois dire que c'est assez difficile à faire, et c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles j'ai mis autant de temps à écrire La Peur, par rapport à mes pièces précédentes. Mais c'est aussi particulièrement satisfaisant quand on a l'impression que ça marche. La dramaturgie de la pièce se joue dans le corps même de son personnage principal – incarné par Arthur, qui en a une très vive conscience. La mise en scène que nous avons conçue, simple, à la limite de l'épure, mais graphique et précise, transforme la scène en une sorte de dojo, accentue encore cette dimension performative. Nous sommes ici pour voir un homme partir d'un certain lieu d'intériorité et parvenir à un autre. Seulement ça. Mais ne rien rater des étapes par où il passe, chacun des autres personnages étant comme des réactifs chimiques venant agir sur lui.
Nous avons hâte de présenter cette pièce. Elle est plaisante à suivre, je crois, mais radicale à sa manière. Nous y affirmons un geste de mise en scène plus décidé que dans nos précédentes créations. Nous travaillons dans une extrême détente, étonnés que pas un souffle de stress ne s'empare de nous à l'approche de la première. Puissions-nous accueillir le public dans ce même état de confiance mutuelle, de concentration et de délassement mêlés.
Un dernier mot sur ce qui entoure la pièce. La semaine dernière, à Strasbourg, dans la perspective de notre retour en mars, j'ai rencontré plusieurs théologiennes – car l'université de Strasbourg a la particularité, pour cause de concordat, d'intégrer une faculté de théologie. Avec chacune, j'ai constaté le même désir d'accueillir la parole que je propose et d'en faire le prétexte à un débat de fond sur l’Église. Les choses bougent et notre pièce en est précisément contemporaine. Je m'en réjouis.
C'est aussi ce que nous vivons à Lyon. Certaines personnes du diocèse se sont associées à la pièce. Nous faisons venir de Madrid le prêtre et théologien James Alison, qui m'a inspiré en grande partie la pièce, et qui va proposer une conférence avant une représentation, ainsi qu'une journée de séminaire autour de l'homophobie d’Église. Le sociologue Josselin Tricou, auteur d'une passionnante enquête sur la masculinité des hommes d’Église, viendra lui aussi présenter son livre et commenter la pièce. Je vous invite à venir à ces événements très importants à mes yeux.
> 7 au 30 novembre 2021, Théâtre de Belleville, Paris
La Honte par la Compagnie Divine Comédie.
> 16 novembre 2021, Théâtre de Rungis
La Honte par la Compagnie Divine Comédie.
> 17 novembre au 5 décembre
La Peur, au théâtre des Célestins, à Lyon.
> 20 novembre, 19h, théâtre des Célestins : Rencontre entre François Hien et Valérie Zipper, metteuse en scène, autour des journaux des canuts, dans le cadre du festival Novembre des Canuts.
> 27 novembre, 18h30, théâtre des Célestins : Rencontre avec James Alison, autour du spectacle La Peur.
> 28 novembre, 10h-18h : Journée de séminaire avec James Alison autour du spectacle La Peur, au Collège Supérieur, Lyon.
> 1er décembre, 18h30 : Rencontre avec Josselin Tricou, sociologue, autour du spectacle La Peur, au théâtre des Célestins.
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