[Harmonie Communale - lettre #19] Après L'Affaire Correra au TNP
Cher·e·s ami·e·s
Nous avons achevé notre série de représentations de L'Affaire Correra au TNP voici dix jours. J'aurais voulu revenir plus tôt à ces lettres, mais je n'en ai pas trouvé le temps. Et puis nos salles étaient pleines, et dès lors la question se posait : puisqu'il n'y avait pas d'enjeu de remplissage, ne valait-il pas mieux attendre la fin de la série pour en parler ici ? Au fond, je ne sais toujours pas très bien ce que sont prioritairement ces lettres : un outil de communication un peu raffiné, grâce auquel j'informe sur nos dates à venir ; ou un journal ouvert, qui me permet de réfléchir à voix haute et d'ouvrir une correspondance avec plusieurs d'entre vous. Pour ce mois-ci, puisque nos dates sont passées, ce sera clairement la deuxième option.
Parce que j'ai pas mal de choses à en dire, de cette jolie série.
Un théâtre de personnages
Nous adorons L'Affaire Correra, mes camarades et moi. C'est une pièce que les circonstances nous ont dictée : je l'ai écrite dans le cadre d'une résidence dans le quartier de La Duchère à Lyon, et je n'ai alors pas cru faire autre chose que répondre au problème particulier que nous posait la sous-fréquentation des soirées que nous organisions dans le quartier. Ainsi est né ce feuilleton que nous pourrions jouer partout, par tranches de vingt minutes, devant les personnes concernées, sans technique ni préparation. En accolant les fragments, après neuf mois, nous nous sommes rendu compte que nous avions fait un spectacle. Ce mois-ci, le spectacle avait à passer l'épreuve d'une présentation dans une grande salle d'un grand théâtre. Double défi : la salle exigeait de hausser considérablement le volume de jeu, à tel point que nous avions l'impression de hurler pour rester compréhensibles par les rangs du fond et n'être pas battus par l'acoustique ; par ailleurs, nous nous demandions comment réagirait le public du TNP à cette proposition théâtrale à la limite de l'austérité : une scéno ultraminimale, presque pas de variation de lumière, seulement du texte et du jeu. Saurions-nous, dans ce contexte, et devant ce public, conserver la détente qui depuis toujours caractérise ce spectacle, son petit air de spectacle de fin d'année à la MJC du coin, aspect qui n'est pas une coquetterie esthétique mais la trace authentique de la manière dont nous l'avons créé ?
Lors de la générale, comme nous le faisons souvent, nous avions invité de nombreuses personnes rencontrées en ateliers ou dans diverses résidences, et notamment une cinquantaine de profs venus d'établissements divers et dont nous espérons faire des alliés pour un prochain projet autour de l'Éducation Nationale ; façon de nous présenter à eux. La soirée fut belle, mais pas complètement rassurante. Une amie venue ce jour-là m'a dit que, selon elle, il n'était pas évident que la pièce gardait sa pertinence dans ce cadre-là, posée sur ce grand plateau, perdue dans cette grande salle. J'ai essayé de me consoler en me disant que c'était pile la générale qu'il nous fallait : suffisamment solide pour nous rassurer techniquement ; mais sans le risque que fait courir une générale trop réussie, trop magique, qui alors transforme la première en deuxième (et les deuxièmes sont souvent décevantes). Le lendemain, c'est comme si toutes ces questions n'existaient plus. Une fois que la salle était pleine (et elle le fut à peu près les huit soirs, à quelques trous près dus à des désistements), toute question de performance, de plus ou moins bon soir, semblait hors de propos. Bien sûr, certains soirs, nous étions moins précis que d'autres. Mais ça n'abîmait pas le rapport qui se construisait entre la pièce et le public. À tel point que j'en suis venu à me dire qu'en dehors d'un gros incident (trou de texte, plantage), L'Affaire Correra est une pièce dont nous ne pouvons pas vraiment rater une représentation. Sur Masson et La Peur, il peut arriver que nous soyons moins à notre affaire et alors l'essentiel se perd. Impression très différente, de l'intérieur, entre ces pièces. Il me semble que cela tient au fait que Correra, contrairement aux deux autres, est avant tout une pièce à personnages. Et que ces personnages, le public s'y attache très vite. Dès lors, ce qui domine, c'est le plaisir de passer du temps avec eux. Il y a des rires dans Correra qui sont de pure connivence, comme l'on s'amuse des tocades d'un ami. Entre la salle et nous s'instaure un rapport affectif, je crois, qui autorise les rires mais aussi cette mélancolie qui domine sur la fin du spectacle. Je regardais souvent les spectateurs pendant que mes camarades jouaient et je voyais sur beaucoup de visages ce sourire attendri qu'on a devant des gens qu'on aime. Un peu comme devant le concert d'un chanteur qu'on connaît bien. Peu importe si le soir où l'on vient il rate telle ou telle de ses chansons, le plaisir reste entier, on ne vient pas tant pour la perfection d'une performance que pour le plaisir d'être avec lui. C'est la première de mes pièces pendant laquelle j'ai ce type d'impression. Je crois que cela tient en partie au fait que je l'ai écrite pour ces interprètes-là, et alors qu'ils avaient déjà commencé à les incarner (puisque je n'ai écrit chaque épisode qu'après que nous avons joué plusieurs fois le précédent). C'est une pièce en chair, qui procède moins des idées que les autres. Je veux en faire un modèle pour l'écriture de notre futur projet autour de l'Éducation Nationale.
Il va sans dire que, pour que ça fonctionne, nous sommes très dépendants du remplissage des salles. Le contraste entre la générale (un tiers de salle remplie) et les représentations qui ont suivi nous l'a appris. Ce spectacle fonctionne avec une belle assemblée, dont les réactions nourrissent le jeu. Nous avons la chance à Lyon et Villeurbanne de bénéficier de la fidélité d'un public qui remplit nos salles sur plusieurs dates consécutives (aux Célestins en début de saison et au TNP ce mois-ci). Qu'en sera-t-il quand nous densifierons nos tournées ? Et si, ailleurs, nos salles sont à demi-pleines, nos spectacles n'en seront-ils pas affaiblis ? La baisse de fréquentation des théâtres continue de m'inquiéter.
Jouer en temps de présidentielle
Nous avons commencé cette série dans l'espoir d'un second tour où la gauche serait présente. Nous l'avons achevée dans un paysage politique morose, confrontés à une décision électorale que nous avons prise à reculons et pleins de tristesse. Nous envoyons cette lettre alors que le pire est évité, et que nous pouvons de nouveau défendre nos idées, dans la perspective d'un troisième tour législatif, et non le principe d'un moindre mal. En cette période, j'ai regretté parfois que notre pièce ne soit pas plus incisive. Les connaisseurs de la rénovation urbaine en saisissent parfaitement l'aspect critique et subversif ; mais n'aurais-je pas dû être plus percutant, ou explicite ? Des amis d'amis, dont j'avais su qu'ils avaient voté Pécresse, sont sortis enchantés de la pièce en disant notamment qu'« elle ne donnait raison à personne ». Je pense que c'est faux, mais il est un fait que la pièce permet ce genre de contresens ; elle ne bouscule pas celles et ceux qui ne veulent pas remettre en cause un certain ordre des choses. La loyauté avec laquelle nous traitons, dans l'écriture et le jeu, ceux que nous considérons pourtant comme nuisibles au bien commun est parfois reçue comme une absence de positionnement.
On sait que le vote Macron est surreprésenté chez les plus de 65 ans. C'est d'ailleurs la seule tranche d'âge où il est arrivé en tête au premier tour. Des personnes âgées, nous en avons pas mal parmi notre public. Et parmi celles et ceux qui apprécient notre travail, combien sont séduit.e.s par « un président ni de gauche, ni de droite », qui tente de « faire travailler les meilleurs », sans « sectarisme » ? L'équanimité de notre approche ne les conforte-t-elle pas dans ce goût d'un « juste milieu » politique – juste milieu dont ils ne perçoivent pas, en l'occurrence, le caractère extrémiste et destructeur ? Que faudrait-il pour que, sans renoncer à la complexité, au goût du contradictoire et à une large capacité d'empathie qui déborde les camps institués, notre travail se dote d'une certaine efficacité politique ? Non pas tant convaincre ou faire changer d'avis que fissurer le monde parfait des discours lénifiants, des impostures idéologiques et des cécités volontaires. Proposer un « bain de vérité », comme le dit de La Peur notre ami James Alison, dont il est impossible de sortir comme on y est entré, persuadé que chacun a un peu raison et qu'à tout prendre tout ne va pas si mal...
Le livre Un théâtre sans absent
Cette série a été l'occasion de la sortie de mon essai Un théâtre sans absent, écrit voici presque deux ans déjà, mais dont la sortie avait été repoussée puisqu'elle devait coïncider avec nos dates au TNP. Dans ce livre, je raconte notre résidence à La Duchère et la manière dont nous avons créé L'Affaire Correra ; j'en profite pour tenter de théoriser le théâtre que nous essayons de créer. À ce titre, ce livre se veut une sorte de manifeste, que nous serons heureux de pouvoir offrir parfois à des partenaires, afin de nous présenter.
Le livre est publié à La Rumeur Libre. Vous pouvez le trouver à la librairie du TNP, ou en commande sur le site de l'éditeur, ou en librairie, j'imagine. Pour celles et ceux qui suivent mes lettres mensuelles, le livre paraîtra un prolongement, un approfondissement théorique.
Je suis d'autant plus heureux de ce livre qu'il bénéficie de trois contributions, écrites par trois personnes que j'adore et que je suis fier de compter comme alliées et comme compagnonnes de vie et de travail. Sabine Collardey, mon amie philosophe, de presque tous mes projets depuis La Crèche, à une place ou une autre ; Léa Sigismondi, grande rencontre de notre projet Les Canuts, appelée à rester une collaboratrice importante ; et Marie Évreux, qui co-dirigeait le projet des Canuts avec moi et qui l'été prochain quittera l'Opéra de Lyon, où elle travaillait depuis douze ans, pour continuer l'aventure avec nous... Leurs trois articles dans le livre, très différents, sont passionnants.
Petit traité de la standing ovation
Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que cherche à dire un public, ou ce qu'il vit, quand il se lève aux applaudissements. Il m'est arrivé souvent, en tant que spectateur, d'être franchement agacé de voir tout le monde se lever autour de moi à l'issue d'un spectacle que j'avais trouvé moyen. Il me semblait que c'était toujours à l'issue du même type de spectacle qu'on se levait : des spectacles longs, qui traitaient de « gros sujets », et qui déployaient des scénographies voyantes. Des spectacles qui en mettaient plein la vue. Je crois qu'on ne se lève pas pour applaudir les spectacles qu'on a le plus aimés, ou qui nous marqueront le plus ; on se lève parce qu'un spectacle nous a envoyé le signe qu'il était le genre de spectacle à la fin duquel on se lève. Ces dernières années, il m'est arrivé de voir des spectacles longs et sentencieux, qui traitaient avec lourdeur de grands sujets génériques (la guerre, la transmission, les chocs culturels, etc.) ; je sentais que la salle s'ennuyait poliment ; et pourtant, je savais qu'elle se lèverait à la fin du spectacle, avec la docilité des paroissiens qui gardent un silence méditatif et compassé après un sermon raté. L'an dernier, nous avons eu une standing ovation à chacune de nos représentations de La Révolte des Canuts : pièce de 3h30, qui évoque un gros sujet politique, et qui s'achève par un chœur public avec 70 personnes sur scène ; tous les signes étaient là. C'était très agréable à recevoir mais je savais que ça ne renseignait pas tout à fait sur le spectacle ou ce qu'avaient vécu les spectateurs.
Sur Olivier Masson et sur La Peur, nous en avons de temps en temps, des standing ovations. À Strasbourg, où nous avons joué récemment trois de nos spectacles sur une période courte, le public s'est levé pour chacune de ces deux pièces. En revanche, ce n'est pas arrivé sur L'Affaire Correra, quelques jours plus tard. Et pourtant, je pense que la représentation s'était très bien passée et que le public avait reçu ce que nous cherchions à transmettre. Je m'étais dit que cela tenait à la nature des spectacles : Masson et La Peur traitent de sujets importants, qui s'affichent comme tels (la fin de vie, la pédocriminalité dans l'Église...) ; tandis que Correra semble s'attacher à une « petite » histoire intime, s'attarder sur des personnages singuliers plus que sur des concepts. Clairement pas une pièce à standing ovation. Peu importe.
Eh bien, au TNP, pour Correra, les spectateurs se sont levés certains soirs. Parfois, ce fut quatre ou cinq personnes, sur 250. D'autres fois, une quinzaine, à vue de nez. Sur certaines dates, pourtant réussies et alors que le public nous paraissait très en empathie, personne n'a bougé. Et deux soirs, presque tout le monde était debout. Est-ce l'effet TNP, la grande salle, la jauge pleine, qui ont joué ? Les habitudes d'un public local ? Suffit-il d'une personne qui lance le mouvement pour que, sans qu'il y ait rien à y comprendre, le reste du public suive ?
Tout de même, une nuance : les deux soirs où c'est arrivé sur Correra, cela ne ressemblait pas au mouvement unanime et mimétique du public des Canuts, mû par un saisissement commun tel qu'en proposent les concerts de rock ou les compétitions sportives. Là, ça a pris du temps pour que tout le monde soit debout, plusieurs rappels, comme si chacun y venait par lui-même, après avoir fait le point sur une sorte d'arrière-goût laissé par le spectacle. Pas ou peu d'acclamation me semble-t-il ; pas la grande excitation collective des triomphes populaires ; plutôt la conjonction de solitudes passagèrement synchronisées, et le besoin de se le montrer, qu'on est seuls tous ensemble. Nous n'avions pas face à nous le mur dense du public soulevé d'enthousiasme ou docile aux injonctions implicites des spectacles intimidants ; nous étions face à une somme d'individus qui avaient coulé leur émotion singulière dans une forme convenue, mais dont l'émotion débordait.
Ou peut-être est-ce moi qui ai projeté tout ça, impossible à savoir. En tout cas, c'était fort à vivre. Ce n'était pas une récompense d'après spectacle ; c'en était le prolongement. La résonance.
Théâtre du présent ou théâtre historique ?
C'est Jérôme qui, pendant nos répétitions au TNP, nous l'a suggéré : ne faudrait-il pas changer la date à laquelle sont censés se dérouler les événements de L'Affaire Correra ? L'épilogue de la pièce propose une série de flash-back datés ; lorsqu'on revient au présent, on annonce la date du présent. Nous avions créé la pièce en 2019, et c'était la date qu'annonçait originellement le narrateur. Mais les deux années suivantes, nous avions toujours actualisé la date pour que ce soit celle du présent de la représentation. Une manière de dire au public, après l'intermède dans le passé : nous voici revenus maintenant, dans le présent des personnages qui est aussi le vôtre ; ce que vous allez voir à présent ne s'est pas déjà passé ; nous ne savons pas plus que vous comment ça va se dérouler. Car la longue scène finale, celle qui suit l'annonce de la date, est conçue comme une scène performative : les quatre personnages principaux sont réunis, trois d'entre eux essayant de faire effet sur Madame Correra, de lui faire changer d'avis, de venir à bout de cette obstination que nous lui connaissons depuis le début de la pièce et autour de laquelle tout le récit s'est déployé. Les spectateurs sentent que la scène ne s'achèvera que lorsque ce bloc de volonté blessée aura quelque peu bougé ; mais pour que ça marche, il faut que ça se produise vraiment, que l'écriture et le jeu nous donnent l'impression que ça pourrait se passer autrement ; il faut que la bascule soit effective. J'ai déjà écrit dans une précédente lettre sur mon fantasme d'un théâtre du temps réel (voir la lettre n°14) ; des scènes où le récit est congédié au profit d'une sorte d'expérience au présent. La dernière scène de L'Affaire Correra se passe toujours maintenant, dans le temps de la représentation, tout le public suspendu à la réponse ultime de Madame Correra, qui doit sembler strictement induite par la scène même et non relever d'une décision d'auteur, d'un désir d'écrivain que la pièce se termine d'une certaine manière. Voilà pourquoi j'avais écrit dans le texte même de la pièce une note, au début de la première scène : « Idéalement, tant que cela reste crédible, la date annoncée doit toujours être celle de la représentation ». Je songeais bien qu'un jour, si le spectacle continuait à tourner, ce ne serait plus possible, qu'en 2030 le contexte aurait changé et nous imposerait de dater antérieurement les événements de la pièce. Mais je me disais qu'on avait bien le temps d'y penser.
Et donc, au TNP, alors que Kathleen s'apprête à actualiser la pièce comme nous l'avons fait les années précédentes, et à annoncer « 2022 » à l'orée de l'épilogue, Jérôme nous dit que selon lui nous devrions cesser de le faire. La pièce raconte un certain état du quartier de La Duchère en 2019. C'est l'époque dont nous pouvons témoigner. Depuis, nous avons pris nos distances avec le quartier et nous ne devrions pas nous prétendre en capacité de raconter une histoire sur son présent. Avantage d'un travail collectif vécu dans la confiance mutuelle : alors que je me croyais tout à fait hostile à cette idée, il a suffi que Jérôme la formule pour que je sois immédiatement d'accord ; pour que je sente que ce principe d'actualisation de la date était une scorie dont il était temps de se débarrasser. Oui, il est vrai que cette pièce témoigne d'un certain moment qui n'est plus aujourd'hui. C'était une pièce du présent, c'est à présent une pièce historique. Et plus le temps passe, plus ce sera le cas. Une pièce qui, sans le dire explicitement, témoigne de la fin des années Collomb à Lyon, d'un moment des politiques publiques de rénovation urbaine.
Cette même question se pose en ce moment pour deux autres de mes pièces. L'an prochain, au TNP, nous re-créerons ma première pièce, La Crèche, inspirée par l'affaire Baby-Loup. L'histoire d'origine s'était déroulée entre 2008 et 2013. Lorsque je l'avais écrite, en 2017, je l'avais déplacée dans le temps et dans l'espace. Elle aussi était une pièce du maintenant. Mais en préparant la création, ces temps-ci, je me rends compte que cette histoire raconte une étape historique dans le processus de durcissement des mentalités et de constitution des musulmans en corps étranger à l'intérieur du pays. Il va falloir assumer, là aussi, qu'il s'agit d'une pièce historique ; une pièce qui saisit une certaine bascule et que l'on ne pourrait déplacer dans le temps sans créer de contresens. Il y eut un point précis du temps où cette histoire fut indécise, où elle n'était gagnée d'avance par aucun des camps qui s'y affrontent. Ça n'aurait pas été le cas plus tôt, ça ne le serait plus aujourd'hui.
Par ailleurs, je retravaille ces jours-ci le texte de La Honte, une pièce que j'ai écrite fin 2018 et qui sera publiée à l'automne prochain par les Éditions Théâtrales. C'est une pièce-enquête, sur des personnages qui réfléchissent à voix haute ; sans que je l'aie voulu, elle documente un état des réflexions sur le sujet à un moment précis (un an après le déclenchement de #MeToo), elle décrit les débats bouleversés et parfois confus de cette année-là, sur des thèmes qui émergeaient d'une longue obscurité. Datée antérieurement, elle ne serait pas crédible ; datée ultérieurement, elle semblerait pauvre au regard des consensus qui se sont établis depuis, elle semblerait leur résister. Pas plus qu'aucune de mes autres pièces, celle-ci ne dit le vrai sur le sujet qu'elle aborde ; elle tente seulement de montrer des personnages traversés par des questions plus grandes qu'eux, et dont les tentatives de réponse engagent leur être même. Rien dans la pièce ne permettait de la dater. J'entreprends ces jours-ci d'y semer des indices temporels. Ainsi, cette pièce que je croyais être par excellence celle d'une réflexion partagée toujours au présent est elle aussi une pièce historique.
Tout ceci peut sembler relever de l'évidence : j'écris depuis un certain point du temps dont mes pièces portent trace, inévitablement. Mais que cela m'apparaisse aujourd'hui comme une surprise me renseigne sur une certaine idée que je me faisais de mon théâtre, jusqu'ici. Il me semble que cette idée s'est construite en contraste avec mon métier précédent, celui de cinéaste documentariste. Mes films, c'était d'emblée du passé, des documents ; à ce titre, aussitôt terminés, je les sentais s'éloigner de moi. En venant au théâtre, il m'a semblé grisant de faire des œuvres qui ne se figent pas immédiatement, qui se réinventent, se recomposent dans un présent partagé avec les spectateurs. C'est cela dont je suis tombé amoureux et qui a décidé de ma bascule professionnelle : la découverte de ce dispositif qu'est la représentation, toujours unique. Voilà pourquoi je résiste à l'idée que mon théâtre soit documentaire : pour moi, c'est un théâtre de l'expérience, du présent. Pas un théâtre qui donne à découvrir des débats passés, qui en documente les différentes composantes ; mais un théâtre qui les donne à vivre, qui propose d'en être traversés. Un théâtre où rien ne passe si les choses ne se passent pas, vraiment. Mon émerveillement face à ce dispositif a nourri la certitude naïve que mes pièces seraient toujours du temps de leur représentation. Il est étonnant que je m'en étonne : bien sûr que mes pièces sont datées, datables.
Pour autant, est-ce que je dois reconsidérer la façon dont je les conçois ? Dois-je choisir entre un théâtre du présent et un théâtre historique ? Un théâtre du dispositif ou un théâtre du témoignage ? Une pièce-document peut-elle être aussi une pièce-performance ?
J'ai débarqué dans mon nouveau métier sans connaître grand-chose de l'histoire des formes, des récits et des théories qui nous y précèdent. Peut-être était-ce vertueux, pour un temps. Aujourd'hui, je me dis qu'il serait temps que je comprenne dans quoi s'inscrit ce que je m'efforce de poursuivre. Depuis quelques mois, je découvre Brecht. Ou plutôt, sans que je l'aie jamais lu jusqu'ici, je mesure tout ce que je lui dois, tant il est vrai que ses principes et son approche ont infusé notre culture théâtrale et exercent leur influence au-delà du cercle des gens qui l'ont étudié. Peut-être puis-je trouver là une réponse possible à l'alternative posée ci-dessus : entre un théâtre du présent et de l'interpellation, et un théâtre qui documente et fait Histoire de l'actuel, Brecht ne choisit pas.
Dans les semaines qui viennent, petite respiration avant la grande reprise de La Révolte des Canuts, énorme bousin qui nous verra finir la saison en beauté, au théâtre des Célestins – avant d'aller passer le mois de juillet à Avignon (oui, je suis dans la team qui ne dit pas « en » Avignon) avec notre spectacle Olivier Masson.
Le week-end dernier, nous avons organisé une première séance de travail ouverte autour de notre projet sur l'Éducation Nationale, avec pour support la projection d'un film sur une école belge, Éclaireuses, dont la réalisatrice et la monteuse étaient présentes (respectivement Lydie Wisshaupt-Claudel et Méline Van Aelbrouck, deux amies de longue date). Une vingtaine de profs, d'assistantes sociales, de personnel de direction ou d'AED de l'éducation nationale étaient là. Passionnante discussion ensuite, qui n'augure que du bon pour ce projet, dont je vous reparlerai bientôt.
Le 30 avril, dernières représentations de la Fabrique Itinérante : des extraits de La Révolte des Canuts à l'intention de publics concernés. C'était une expérience formidable de théâtre d'intervention, en grande partie portée par nos amateur.trice.s. Nous avons joué devant des conseillers prud'hommaux, de futurs inspecteurs du travail, des employées d'un centre de tri textile et même... François Ruffin ! Le 30 avril, nous chanterons le répertoire de la chorale des Canuts, d'abord au café Daddy à 15h00, puis au bar Les Clameurs à 17h00 ; ensuite, nous jouerons le tableau « Une réunion au café Orcières », toujours aux Clameurs, à 17h30.
Enfin, si vous ne l'avez pas vu, vous pourrez découvrir La Peur le 24 mai au centre Charlie Chaplin, à Vaulx-en-Velin.
À bientôt !
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