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Révolutions arabes – un an après

Bientôt un an depuis les révolutions égyptiennes et tunisiennes. Et déjà, dans la bouche des commentateurs autrefois enthousiastes, cette remarque récurrente : « À quoi bon s'être libérés d'une dictature pour se jeter dans les bras des islamistes ? ». L'engouement a laissé place à une lassitude agacée. Tout ça pour ça ?


A ces commentaires, j'aimerais opposer deux catégories de remarques. La première tient aux résultats connus des élections en Tunisie et en Égypte et à la nature de cette « poussée islamiste » ; la seconde se rapporte à la nature du phénomène révolutionnaire.



Premier point : il ne nous appartient évidemment pas de dire pour qui les autres peuples devraient voter. Nous ne pouvons d'abord souhaiter la démocratie puis déplorer ce dont elle accouche. Mais au-delà de cette position de principe, il faut bien comprendre de quoi ces votes sont le signe. Ils sont d'abord le résultat d'une conjoncture politique précise : les islamistes furent pendant des années les leaders opprimés de l'opposition, tandis que la gauche est désorganisée et dogmatique, s'épuisant en des querelles inutiles. Le vote pour les islamistes ne signifie pas tant l'adhésion populaire à un islam politique que la reconnaissance d'un parcours courageux dans l'opposition.



Les peuples tunisiens et égyptiens ont vécu durant plusieurs décennies sous des régimes dictatoriaux, laïcs et alliés à l'Occident. Ils en ont été humiliés. Quoi de plus normal que leur premier réflexe, la liberté de vote acquise, soit d'exprimer leur attachement identitaire à l'islam ? Leur expérience ne les a pas conduits à voir dans les valeurs de l'Occident des vecteurs d'émancipation mais au contraire des outils de coercition, surtout depuis la conversion de leurs régimes à un néolibéralisme corrompu. Rappelons cependant qu'en Tunisie comme en Égypte, les partis islamistes victorieux se sont engagés à garantir le caractère civil de l'État, ce qu'ils n'ont évidemment pas fait pour rassurer les occidentaux mais bien leur électorat.


Remarquons ensuite que la France n'est pas épargnée par ce « moment » de crispation identitaire, rejet mondialisé de la mondialisation. L'extrême-droite et le repli xénophobe en France, les mouvements de démondialisation un peu partout, les Tea Party aux États-Unis, les islamistes sur terre arabe : ne sont-ce pas les signes d'une même crispation des peuples vis à vis d'un monde nouveau que les cultures autonomes ne permettent plus d'appréhender ? Les discours sont différents, mais le phénomène dont ils sont le symptôme n'est-il pas le même ? Les peuples ne comprennent pas le monde où ils vivent et leur réflexe est de s'en prémunir par le repli sur leurs valeurs singulières. Il aurait été étonnant que les peuples arabes libérés soient l'exception.


On ne peut pas, enfin, ne pas prendre acte d'un message que les peuples arabes, sans l'avoir voulu sans doute (ils votent pour eux, pas pour communiquer avec nous), nous envoient : nos démocraties libérales ne les font pas ou plus rêver. Nous ne sommes pas leur horizon. Ils n'ont pas fait la révolution pour nous ressembler. Comment ? s'indigne-t-on : nous avons pourtant la liberté de parole et de culte, l'égalité hommes-femmes – nous sommes héritiers des Lumières dont l'universalité ne saurait être remise en question. Mais nous sommes également des sociétés atomisées en individus souverains, qu'aucune structure sociale forte ne protège plus des assauts du marché ; nous peinons à nous définir des projets communs ; nous sommes des sociétés qui ont perdu toute immanence, au point d'être envahies par le juridisme. Il ne s'agit pas ici de dénigrer la modernité occidentale mais d'admettre qu'elle ne constitue pas un horizon universel. Les structures des sociétés arabo-musulmanes, restées traditionnelles, sont syncrétiques. Elles ne sont pas strictement religieuses, bien que l'islam ait une capacité immense à cimenter l'espace social. Or c'est cette cohérence sociétale qui a rendu les Égyptiens si forts pendant leur Révolution. Ce ne sont pas des mots d'ordre qui les ont mus mais une chaîne de solidarité interpersonnelle, levant une société entière contre son régime, en dehors de toute organisation transcendante. Il est paradoxal de vouloir les voir renoncer à ce qui les a rendus puissants pendant la Révolution. C'est pourtant ce que demande la plupart des commentateurs : « Maintenant que vous avez fait votre Révolution contre des régimes que nous soutenions, ayez l'obligeance de cesser d'être vous-mêmes et achevez de nous ressembler. » Les Arabes ont toutes les raisons de nous envoyer sur les roses...



Deuxième point : réduire la révolution à sa dimension utilitariste (« à quoi bon l'avoir faite si elle n'a servi qu'à ça ? »), c'est se tromper sur le phénomène. Que les Révolutions tournent mal, ce n'est pas nouveau – 89 donne 92, 51 clôt 48 ; c'est peut-être le prix à payer pour les avoir vécues. Les Britanniques ont obtenu la démocratie par les concessions progressives de leur système féodal et non par leur révolution ; les Français ont mis cent ans à digérer la fin violente de l'Ancien Régime, si jamais ils l'ont digérée. Au mieux, la Révolution accélère un peu l'Histoire ; au pire, elle accouche du contraire de ce que ses acteurs voudraient la voir devenir.


Mais attendre de la Révolution qu'elle serve à quelque chose, c'est l'assigner à une finalité qu'elle ne peut servir. La Révolution est une rupture du temps, qui ne s'appréhende ni par l'amont, ni par l'aval. On ne peut la réduire à ses causes, qui sont toujours introuvables, non plus qu'à ses effets. Rien ne mène à la Révolution selon un régime causal linéaire : on ne trouvera au mieux que des circonstances favorables ; et la Révolution ne mène à rien qu'à elle-même et l'objectif symbolique qu'elle se fixe – dans le cas de l'Égypte, la chute du raïs. Elle est un moment de présent pur qui invente ses propres critères.


« À quoi bon avoir vécu telle histoire d'amour puisqu'elle s'est soldée par une séparation ? » La passion ni la Révolution ne durent ; elles sont de même nature. Peu importe ses suites, la Révolution a été vécue, et rien n'altérera son caractère proprement fantastique. Même si elle n'accouchait que de résultats décevants, elle est un événement, au sens où l'entendaient Edgar Morin et Emmanuel Le Roy Ladurie, d'une puissance inaltérable. La grandeur d'Athènes n'est pas diminuée d'avoir chu ; les événements ne valent pas qu'en rapport à leur postérité. Cessons de considérer l'Histoire comme un strict continuum linéaire : certains points du temps valent en eux-mêmes et continuent à s'offrir pour exemples même après que leurs conséquences objectives eurent été décevantes. L'« automne islamiste », comme disent les journalistes, n'enlève rien au « printemps arabe ».



Notre présent gestionnaire nous a déshabitués de l'Histoire. Nous voudrions renverser le système sous le régime duquel nous vivons, mais notre « indignation » se cimente mal en mouvement unitaire sur fond de société désunie. Ayons au moins le courage de vaincre notre amertume, de taire notre jalousie, et admirons ce que nous ne savons plus faire.

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