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Une traversée de Strasbourg

Écrit pendant la résidence du Collectif X à l'Université de Strasbourg, dans le cadre du projet VILLES# mené par Arthur Fourcade et Yoan Miot. Joué en spectacle.

Je descends du tram au terminus. Arrêt Parc des Sports. Au bout du quartier Hautepierre, que j’ai choisi comme point de départ de ma balade.

Pourquoi Hautepierre ? Parce que lors de notre première controverse à l’UNISTRA, hier soir, un des participants a dit : « Dans certains quartiers, la nuit, t’oses pas te balader tout seul, par exemple Hautepierre. » J’ai envie de voir ce quartier qui sert d’exemple dans des controverses sur l’insécurité.

À l’arrêt du tram, une grande affiche pour l’EM Strasbourg. Écrite en grand, une phrase d’accroche. « Si j’avais écouté mes parents, je serais devenu… » Trois points de suspension, puis la chute : « Mes parents ». En dessous, plus petit : « Il est temps d’être vous-mêmes ». Sur l’affiche, le logo de l’Université de Strasbourg, apparemment partenaire de l’école. Renseignement pris à l’issue de ma balade : l’EM Strasbourg est une école de management, dont le prix moyen est 9000 euros par an. Il ne faut pas écouter ses parents, donc, mais on a tout de même besoin de leur argent pour se payer des études onéreuses. Ou comment déguiser la reproduction sociale en rébellion. Plus bas, l’affiche insiste encore : « Distinguez-vous en étant vous-même. » Et enfin, le slogan de l’école, en anglais : Be distinctive. Il faut parler anglais pour se distinguer, en français ça marche moins bien.

Distinguez-vous… Pendant des années, je crois que j’ai été en recherche de ce qui me distinguerait. Je pensais que je me trouverais à cet endroit précis de ma distinction, de ma dissemblance. Jusqu’à ce que je comprenne que le précieux n’était pas là ; le précieux, c’est ce en quoi je suis très exactement semblable à tous. En me disant ça, j’ai eu l’impression de sortir de ce que j’appellerais « l’illusion publicitaire ».

Le projet VILLES, je crois, nous sollicite à la croisée d’une ressemblance à tous et d’une singularité irréductible. Première étape : la balade.

J’entre dans le quartier de Hautepierre, construit selon un plan octogonal. Chaque alvéole du plan – chaque « maille », comme on dit ici, ainsi que je l’ai appris dans un dépliant du centre social – porte un prénom de femme, comme les tempêtes tropicales ; il y a la maille « Jacqueline », la maille « Brigitte », la maille « Eléonore », la maille « Karine », la maille « Catherine »…

Ce quartier, comme bien d’autres où nous sommes intervenus avec le projet VILLES#, a subi une importance rénovation urbaine. On a tracé de nouvelles routes à travers les alvéoles, et les bâtiments ont été peints de couleurs pastel. D’après ce que je peux en juger, c’est plutôt réussi ; mais d’après ce que j’ai entendu hier soir, ça n’a pas suffi à changer l’image du quartier. C’est le risque de la rénovation urbaine : ceux qui vivent là depuis toujours ne sont plus tout à fait chez eux ; mais pour ceux qui n’y vivent pas, cela reste le même « là-bas », saturé de représentations négatives.

Entre Hautepierre et le cimetière israélite, il y a une certaine distance, et j’ai dû voir des choses, mais en écrivant ce texte je n’ai pas le moindre commencement de souvenir de ce que j’ai croisé. C’est un moment où j’ai été absorbé par mes pensées. Les souvenirs reprennent au moment où je passe devant le cimetière israélite. À l’entrée, une grande maison jaune aux longs toits courbés. J’y entre. Depuis la maison de gardien, une vieille dame soulève un rideau de dentelle pour me regarder passer. Je m’arrête quelque temps devant le monument dressé en mémoire des déportés de la Seconde Guerre mondiale. Sur la liste, il y a beaucoup de Levy ; de Weill ; de Bloch (pas Marc, qui enseigna à l’Université de Strasbourg ; lui a été fusillé, pas déporté)… Par contre, du côté des prénoms, il n’y a que quelques Isaac, David, Simon ou Jacob. Pour l’essentiel, ce sont des Alfred, des Bernard, des Bertrand. Certains mêmes ont des prénoms d’évangélistes ou d’apôtres : Marc, Thomas, Jacques, Jean… Avoir joué le jeu de l’assimilation ne leur a pas épargné d’être désignés comme étrangers, et de mourir pour ça. Vu les dates, bien de ces gens sont nés Allemands sans doute ; et pourtant, pas un prénom allemand sur la liste. Que représentait la France pour ces hommes et ces femmes, pour qu’ils nomment de prénoms si français leurs enfants juifs allemands ? Cette France qui, pourtant, les laissa emmener à la mort…

Je continue ma marche dans le cimetière et j’arrive près d’un étrange carré où de toutes petites stèles sont plantées dans un sol meuble. Je lis un premier nom : « Untel, 5 mars 1951 ». Pourquoi n’y a-t-il qu’une date ? Est-ce la tombe où un homme encore vivant a prévu de se faire enterrer à sa mort ? La tombe semble ancienne, elle est moussue. Une autre tombe ne porte elle aussi qu’une seule date. Je comprends : ce sont des tombes d’enfants qui pour certains n’auront vécu qu’un jour.

Que signifient ces vies, littéralement, sans lendemain ? Un souffle de vie si fragile qu’il ne passe pas la nuit… Il m’est arrivé souvent de penser que mon fils pouvait mourir. Qu’il pouvait mourir de mon vivant. De penser que ça pouvait arriver, et que c’était épouvantable ; de me découvrir sans défense face à cette éventualité. J’ai l’impression qu’il faut que je mène cet enfant à bon port, que je dois l’aider à accomplir sa vie. Mais penser comme ça, est-ce que ce n’est pas prolonger l’illusion publicitaire ? Comme si mon fils avait à « devenir lui-même », et qu’il fallait l’aider. Mais au fond, lui-même, il l’est déjà.

Me voici dans la rue de nouveau. Je prends un chemin de terre qui longe le cimetière et mène à l’autoroute. Ce genre de paysages, dans une ville, me rend toujours mélancolique. On construit des grandes villes ; et puis il faut bien de larges routes pour y entrer ; et puis il faut bien que des gens vivent au bord de ces larges routes. Une ville, c’est nécessairement des sacrifiés. Des gens subissant lourdement des infrastructures qui profitent à d’autres.

Je suis devant un nouveau cimetière. Cette fois, c’est un cimetière militaire. Des petites croix blanches, toutes identiques. Quelques stèles musulmanes, qui datent toutes de la guerre d’Indochine. Des sujets de l’empire français en Afrique du Nord, qu’on envoyait combattre des sujets de l’empire français en Asie du Sud-Est. Un peu plus loin, surprise : des tombes allemandes. Des morts de la Première Guerre mondiale mais aussi de la Seconde. J’imagine que les Allemands ont créé ce cimetière, pendant la Première Guerre mondiale, quand Strasbourg était encore allemande ; puis que les Français, ayant récupéré la ville, y ont mis les leurs ; puis que les Allemands, ayant repris la ville en 1940, ont ajouté leurs nouveaux morts ; et qu’enfin les Français ont complété après avoir repris la ville. Curieuse coopération à distance. Comme une préfiguration ironique et morbide de ce qu’on appelle aujourd’hui le « couple franco-allemand ».

Je passe sous l’autoroute et découvre de l’autre côté les traces d’un rempart envahi de végétation. Fut-il allemand, ce rempart, et tourné vers la Moselle ? Fut-il français, et tourné vers le Rhin ? Aujourd’hui, il est inutile et ridicule, au cœur d’une métropole européenne. Ce n’est plus ici qu’on fait la guerre.

Et me voici dans le centre-ville. C’est beau. Mais la traversée que je viens de vivre me donne l’impression que cette beauté ne peut s’admirer qu’au prix d’un certain déni. Comme s’il y avait le décor, les coulisses, et qu’il devenait impossible d’être bluffé par le décor quand on en connaît les coulisses. Des magasins luxueux, des pierres roses, et puis tout de même ces cours d’eau qui sinuent dans la ville, charriant jusqu’au pied des palais des effluves de mélancolie campagnarde.

Je parviens à la cathédrale, époustouflante. Au commencement de mon trajet, à Hautepierre, j’avais découvert une grande mosquée grise. À chaque extrémité de ma balade, un grand lieu de culte m’attendait : celui pour les pauvres au début, celui pour les riches à l’arrivée.

Des bouquinistes près de la cathédrale. Je ne peux m’empêcher de m’y arrêter un instant. Pendant des années, mon grand-père, catholique fervent, a cherché à réunir tous les volumes d’une Histoire de l’Église en plusieurs tomes, écrite par Daniel-Rops. Il ne cherchait pas intensément, et se contentait de laisser faire le hasard, mais il ne passait pas devant un bouquiniste sans vérifier s’il ne s’y trouvait pas un des exemplaires qui lui manquaient. Il est mort sans avoir eu le temps de trouver le dernier, le premier de la série, qui s’intitule : « L’Église des Apôtres et des martyrs ». À sa mort, j’ai hérité de la collection incomplète. Elle est en bonne place dans ma chambre. Et là, au pied de la cathédrale de Strasbourg, je trouve l’exemplaire manquant, en haut d’une pile, qui semble m’attendre depuis longtemps. « L’Église des Apôtres et des martyrs ». Il coûte dix euros. Je ne les ai pas sur moi, je suis en retard, les camarades m’attendent pour le début de la journée. Je décide de repasser demain, sans réserver le livre. On verra bien si le destin insiste pour que la collection de mon grand-père reste incomplète.

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