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Les derniers jours de René Girard

Article paru dans la revue ESPRIT en mars 2017.

Le 15 avril 2013, René Girard passe de longues heures devant sa télévision. Une bombe a fauché des coureurs amateurs à Boston. Girard regarde effaré le déploiement d'une violence aveugle et mimétique dont il annonce depuis cinquante ans le triomphe. Puis il s'effondre, victime d'une attaque cérébrale ; la deuxième, celle dont sa pensée, brisée à jamais, ne guérira pas.

Il passe ses dernières années dans une douce quiétude, allongé dans une chambre qui, nous dit Benoît Chantre, tient davantage de la chapelle, et où sa femme Martha n'oublie jamais de faire retentir des chants grégoriens.

Ces années là, je découvre Girard avec exaltation, émerveillé d'être son contemporain, espérant un jour le rencontrer. J'ignorais qu'à cette époque déjà, selon l'expression de Benoît Chantre, « Girard a oublié son œuvre ». Un certain 4 novembre, je lui écris via le site de l'association Recherches Mimétiques qu'il co-préside avec Chantre. Je lui annonce que, documentariste, je voudrais le filmer à Stanford. Je suis heureux comme au début d'une histoire d'amour. J'apprendrai quelques heures plus tard qu'au moment où j'écrivais mon message, Girard venait de mourir.

Benoît Chantre, dans son livre Les derniers jours de René Girard, nous raconte en réalité les premiers jours d'après : le voyage à Stanford pour les funérailles, les retrouvailles avec le petit cercle d'amis proches... Et puis, le jour même de l'enterrement, les nouvelles qui arrivent de Paris : des voyous qui se croient combattants ont semé la mort sur des terrasses parisiennes et dans une salle de concert.

Chantre essaie de penser la proximité de ces deux événements – la mort de Girard et le pire massacre sur le sol français depuis la seconde guerre mondiale. Cet écrivain catholique n'analyse pas du tout les attentats terroristes sans l'angle d'un choc des civilisations. Au contraire, les djihadistes sont les héritiers du « désir métaphysique » dont Don Quichotte présentait les premiers symptômes. Chantre, avec Girard, nous donne des clefs pour comprendre le piège d'une violence réciproque et planétaire, d'autant plus impitoyable qu'elle est devenue incapable de rien fonder. Les hommes ont toujours bâti leurs cultures à l'ombre de leur violence sacralisée. Ça leur est devenu impossible. Il ne leur reste qu'à se réconcilier ou mourir : c'est cela l'Apocalypse, en aucun cas le feu vengeur qu'un Dieu courroucé déchaînerait contre nous.

Pour Girard, cette apocalypse était certaine. Pessimiste, certes, admet Chantre. Mais citons Bernanos : « L'optimisme m'est toujours apparu comme l'alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d'eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d'avoir pitié des hommes, de leur malheur. »1 Voilà ce dont on n'aurait pu accuser Girard.

Dans son livre, Benoît Chantre nous révèle autour du penseur un monde d'amis et de proches. Cette chronique d'un deuil collectif n'est pas anecdotique : elle nous apprend que l'illusion romantique de l'autonomie radieuse, René Girard y avait pour sa part renoncé. Et si le désir s'enracine dans l'imitation d'un autre, le salut n'est pas plus solitaire. Comme l'écrit Chantre : « On ne ressuscite jamais seul. »

Quelques perplexités, tout de même, à la lecture de cet ouvrage. J'ai notamment l'impression qu'en insistant trop sur le contraste entre les « êtres de passion » et les « êtres de vanité », Benoît Chantre court le risque de réintroduire une distinction essentielle, réconfortante pour le sujet, qui se croit toujours du bon côté de la ligne de partage. Rappelons ce qu'écrivait Girard dans Les origines de la culture : « La distinction entre un désir ''authentique'' et un désir ''inauthentique'' (…) correspond à un désir inauthentique, mimétique, chez l'observateur, de s'excepter lui-même de la loi qu'il découvre. » Certes, les Fabrice Del Dongo ont existé, « hommes à l'endroit dans un monde à l'envers » ; mais comme l'écrit Girard, « on ne remonte pas dans l'ordre des passions » : notre époque ne permet plus leur éclosion sous forme pure. Sans doute chacun est-il le lieu d'un affrontement entre l'être de passion et l'être de vanité, entre le désir objectal et le désir triangulaire. Il est sain de vouloir, comme Benoît Chantre, assouplir l'impitoyable théorie du désir de Girard ; mais il est périlleux de le faire en réintroduisant une typologie des êtres qui pourrait sembler essentialiste.

Par ailleurs, le scénario anthropologique esquissé par Chantre à propos du village néolithique de Çatalhöyük, pour séduisant qu'il soit, reste difficilement compatible avec la théorie socio-génétique de Girard, qui fait naître l'humanité entière d'une longue série de violences fondatrices ayant joué le rôle d'un opérateur d'évolution. Chez Chantre, on a l'impression que la religion arrive en cours de route, inventée par une humanité déjà là et dont l'origine serait à chercher ailleurs.

Mais il s'agit peut-être moins de défauts que d'une prise de distance progressive avec la lettre de la théorie mimétique. Le paradoxe de la position de Benoît Chantre tient au fait qu'il est à la fois l'héritier le plus « autorisé » de Girard – chargé de poursuivre certains travaux que ce dernier n'a pu achever – sans être pour autant un girardien strictement orthodoxe, défenseur acharné du dogme. Il parle de la théorie de Girard comme d'une « armure » qui « sonne un peu creux ». C'est sans doute que la fréquentation de l'homme lui a permis d'élimer les arêtes trop saillantes de l'édifice théorique. Travaillé par Chantre, Girard perd en cohérence dogmatique ce qu'il gagne en profondeur spirituelle. On comprend à le lire pourquoi Girard, à partir des années 80, a semblé déserter le terrain strictement scientifique qu'il avait investi dans les années 70. Le « Darwin des sciences humaines » annoncé par Michel Serres était devenu un prêcheur habité, semblant ressasser les mêmes thématiques sans s'occuper de solidifier sa théorie, et opposant un silence que Chantre révèle « boudeur » à ses contradicteurs. C'est que Girard avait perdu ce goût très français pour la théorie abstraite et totalisante.

Quelques années plus tôt, son compagnonnage distant avec Derrida, qu'il a contribué à introduire aux Etats-Unis, lui avait fait jouer le jeu de la grande déconstruction radicale. En rivalité avec ses deux grands modèles-obstacles que furent Lévi-Strauss et Freud, il avait voulu leur opposer sa propre interprétation de l'histoire d'Oedipe, qui rabattait les leur du côté mythique. L'Oedipe de Girard, reconvoqué ad nauseam de livres en livres, est un peu sec, réduit à un mensonge de persécuteurs. Chantre ne l'évoque jamais, plus fidèle au Girard littéraire – celui qui nous a fait relire Shakespeare ou Dostoïevski – qu'au Girard anthropologue. Les derniers jours... contient un véritable morceau de bravoure girardien, une magistrale analyse du triangle amoureux de Don Giovanni. Mozart fait irruption dans l'univers du désir mimétique. Vermeer aussi. N'en disons-pas plus : le retour sur la poudrière de Delft, le fameux « petit pan de mur jaune » – et ce qu'il cache – est un des passages les plus saisissants du livre.

Chantre relie dans une écriture à la fois modeste et ambitieuse les origines de la sédentarisation et la ville moderne. La ville, c'est la foule – nécessairement persécutrice tôt ou tard, puisque soumise aux vents mauvais du mimétisme et de la réciprocité négative. Girard a écrit son œuvre à distance des villes, protégé par les profonds campus des universités américaines. Chantre le décrit comme son « ami indemne », « protégé dans son enfance des agressions du dehors et des rituels imbéciles des cours de récréation ». A la fin de la guerre, fuyant les bombardements et les persécutions de Paris, Girard se réfugie dans une cabane sur les flancs du mont Ventoux, au-dessus de Malaucène. Est-ce là, près d'un chemin où les randonneurs miment rituellement une lapidation, que Girard médite pour la première fois le lien entre la violence et le sacré ?

Au-dessus d'une autre ville, Agrigente, fuyant une foule sur le point de se retourner contre lui, Empédocle se jette dans l'Etna, dans un geste auto-sacrificiel saturé d'orgueil. Il ne laisse pas même une sandale derrière lui, entérinant l'escamotage par lequel le sacré dissimule la violence qui le fonde. Girard a fait le contraire, laissant derrière lui un corps qui longtemps n'a pas voulu mourir, et qui souriait joliment du simple bonheur d'être en vie.

« René Girard s'est retiré dans sa maison en bois, au milieu de ses fleurs, s'amusant de ces écureuils noirs qui viennent manger à ses pieds, du petit oiseau-mouche picorant sa portion de graine. A cela aussi, comme à la musique matinale dans sa chambre, Martha veille, qui remet tous les jours des graines dans le bol. »

A l'heure où les catholiques français, devenus une minorité comme les autres, se prennent au piège d'une rivalité mimétique avec les musulmans et se laissent tenter par un repli identitaire, les voix catholiques de René Girard et de Benoît Chantre nous rappellent à la douce et impérieuse radicalité du message évangélique. Plus que jamais, les mots par lesquels Girard achevait Le bouc émissaire sont d'actualité : « Toute violence désormais révèle ce que révèle la passion du Christ, la genèse imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux dieux des religions, des politiques et des idéologies. Les meurtriers n'en pensent pas moins que leurs sacrifices sont méritoires. Eux non plus ne savent pas ce qu'ils font et nous devons leur pardonner. L'heure est venue de nous pardonner les uns les autres. Si nous attendons encore, nous n'aurons plus le temps. »

Les derniers jours de René Girard, de Benoît Chantre, Grasset. 236 pages. 18 euros. Sortie le 12 octobre 2016.

1Bernanos Georges, Les grands cimetières sous la lune, Libraire Plon, coll. « Points », 1995, p.31.

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