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James Cameron et l'apocalypse

Le cinéma de James Cameron, d'un grand classicisme malgré la technologie nouvelle qui s'y déploie, est un cinéma de l'utopie. Chez Cameron, les antagonismes de classe (Titanic), de civilisation (Avatar), les déchirements sanglants de l'humanité (Abyss), la guerre que la technologie de l'homme a décidé de mener contre lui (Terminator) trouvent toujours leur résolution par l'amour. Le sacrifice d'Ed Harris sauve l'humanité que des extra-terrestres comptaient détruire en punition de sa violence ; Leonardo Di Caprio et Kate Winslet transcendent les classes auxquelles ils appartiennent et annoncent le monde nouveau qui survivra à leur naufrage. L'extrême simplicité de ces récits, la grossièreté des traits, accouplées à l'étourdissante maîtrise de Cameron dans l'art du récit et de sa mise en image, donnent à ses films une épaisseur mythologique. Cameron ne raconte jamais une histoire particulière : il livre un récit originel, fondateur.


Plus qu'aucun de ses films précédents, Avatar prétend à cette dimension mythique. Le message en semble limpide, rejoignant celui – on l'a beaucoup souligné – de Pocahontas et plus particulièrement du film qu'en a tiré Terrence Malick : les sociétés primitives vivaient selon une sagesse que le monde contemporain, abruti par l'appât du gain et l'usage de la technologie, a perdu de vue. Nous devons abandonner notre cupidité et notre obsession du progrès, nuisible à l'homme, pour retrouver le paradis perdu, cet état de nature dont le progrès civilisation nous a éloignés.


Mais si l'on y regarde de plus près, le message du film de Cameron est en réalité plus complexe. La fin, heureuse pour les Na'vis, ne l'est pas pour l'humanité : la source d'énergie que les hommes avaient trouvée sur Pandora leur est refusée et la voix off laisse peu de chances de survie au genre humain, détruit par sa propre folie. Une lente procession d'hommes retourne aux vaisseaux qui les ramèneront vers la Terre mourante. Les vainqueurs, ce sont ces créatures bleues qui ont gagné le droit de jouir en paix de leur planète. Le paradis perdu qu'évoque Cameron relève d'un hors-champ de l'humanité. Et si quelques humains restent parmi les Na'vis, la rencontre ne se fait pas véritablement : c'est en tant qu'ils deviennent Na'vis eux-mêmes que cette grâce leur est accordée. Avatar est un film qui nous fait considérer comme une fin heureuse la défaite et la mort annoncée de l'humanité.


D'autre part, ces Na'vis sont de bien étranges créatures. Tout en eux indique leur virtualité. Leur communication avec la nature n'est pas d'ordre spirituel et immatériel, bien que Cameron n'évite pas de tartiner son scénario d'une couche de philosophie new-age, elle est au contraire très proche de l'imaginaire d'un geek moyen : pour « communier » avec les animaux qu'ils chevauchent, les Na'vis se « pluguent » (tous les mots employés ci-dessous sont ceux qu'emploient les dialogues du film). Contrairement à l'informatique terrestre, déchirée entre deux constructeurs de système d'exploitation différents, une compatibilité universelle semble avoir prévalu à la conception du « network » de Pandora. C'est en se pluguant les queues que deux Na'vis font l'amour, mais également à l'aide du même appendice qu'ils communiquent leurs ordres aux animaux qu'ils chevauchent, « uploadent » des informations sur l'état de leur planète, rentrent en connexion avec la voix de leurs ancêtres. La société « primitive » qu'a créée James Cameron est une société du virtuel, une illustration de l'espace utopique que pourrait être internet. Cameron construit ses utopies avec ce qu'il connaît et il n'est pas réputé pour ses retraites métaphysiques au fond des bois. Rien d'étonnant à ce que le monde qu'il a rêvé repose sur un imaginaire cybernétique.


L'itinéraire du héros, dans Avatar, est tout aussi peu spirituel, quoi qu'essaient de nous faire croire les dialogues. Ce sont uniquement ses qualités de marines qui lui valent une croissante estime de ses hôtes de la forêt : tête brûlée, doté d'un orgueil qui lui interdit de confesser sa peur ou ses hésitations, il subit une série d'épreuves physiques, comme dans un camp d'entraînement de GI. La scène où il doit dompter la créature volante qui deviendra sa monture n'est pas du tout un exercice de reconnaissance mutuelle et de communication muette, comme l'explication veut nous le faire croire, mais un vulgaire rodéo où le plus entêté l'emporte. Rappelons que le héros est handicapé et qu'il n'a plus l'usage de ses jambes. C'est enfermé dans un sarcophage high-tech qu'il parvient à ces exploits dans la peau d'un Na'vi. Le rapprochement avec le jeu vidéo semble évident.


Avatar, c'est donc, contre l'humanité elle-même, le choix d'une société doublement virtuelle. Virtuels, les Na'vis le sont puisque inventés par Cameron, et créés en images de synthèse. Mais le fonctionnement interne de leur société est lui aussi virtuel, et inspiré des usages en vigueur sur le net. Quant à la trajectoire du héros dans cet univers, elle est suggérée à son esprit comme dans un jeu vidéo particulièrement immersif.


On a dit de ce film qu'il portait un message politique : retour à l'état de nature, aux véritables valeurs, au respect de l'environnement. Mais c'est en réalité tout le contraire que le film nous montre : choix du virtuel contre le réel, choix de l'imaginaire contre le concret (le corps suggéré, puissant, contre le corps réel, handicapé), choix de l'au-delà de l'humanité contre la survie de l'espèce humaine. Si l'on veut faire usage de terminologie barbare, Avatar est le parfait film post-cyberpunk.


Dans le monde réel, l'apocalypse n'est plus seulement probable, elle est certaine – toutes les prévisions l'annoncent. Pour la conjurer, il faudrait un courage politique et un esprit de renoncement collectif dont on ne voit pas les premiers signes. Le cinéma utopique de James Cameron a déjà entériné cette certitude. Le réel n'est pas sauvable, réfugions-nous dans le virtuel. Cameron a mis en image le paradis post-moderne. Tandis que le monde sombre, détournons le regard et rêvons des paradis imaginaires. Mais ces paradis fonctionnent selon les principes mêmes qui ont mené à notre perte.


Avatar est aussi, comme la plupart des grands films américains de ces dernières décennies, un film sur la nostalgie de l'enfance. Ici, l'enfance, c'est celle de l'Humanité. On ne peut nier, malgré leur caractère virtuel, que ces Na'vis ont à voir avec les sociétés de chasseurs-cueilleurs de l'Humanité. L'enfance de l'Humanité se donne à voir comme un paradis perdu, et ce que le film a de plus beau est sans doute sa partie contemplative, où Cameron nous invite au plaisir simple de la découverte émerveillée. Cette Humanité primitive est d'autant plus perdue qu'elle se trouve sur une planète imaginaire : on ne peut plus faire de l'ethnologie enchanteresse qu'à l'aide de la création virtuelle.


Un jour viendra où il ne restera de nos forêts, de nos montagnes, des peuplades primitives, que leur recréation artificielle, que des hommes du futur, habitants d'une planète à l'air irrespirable, visiteront dans des attractions immersives et nostalgiques. En vain rêveront-ils d'une hypothétique Pandora où la possibilité d'un retour aux sources ne leur serait pas plus permise que sur terre. C'est de ce devenir de l'espèce humaine que Cameron a donné une représentation, réunissant en une même féerie l'enfance de l'homme et sa destruction programmée.

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