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[Harmonie Communale - lettre #13] Faire et défaire les groupes

Cher·e·s ami·e·s La semaine prochaine, le 30 septembre, ce seront les premières représentations de La Faute, la pièce que j'ai écrite sur l'impulsion d'Angélique Clairand et Éric Massé, qui co-dirigent le théâtre du Point du Jour. Une pièce qui s'appelle La Faute, après La Honte et La Peur : cela ressemble à une série volontaire, fortement marquée d'un sceau judéo-chrétien. En réalité, je n'ai pas décidé du titre de cette pièce : c'est le nom authentique de la commune où s'est déroulée l'histoire que nous racontons, La-Faute-sur-Mer, en Vendée. La commune où la tempête Xynthia, en 2010, a fait le plus de morts. Bien entendu, nous jouons de la polysémie du terme, et la « faute », en l'occurrence, c'est aussi celle qui a conduit à construire un lotissement entier de maisons sans étage, en dessous du niveau de la mer, dans une zone que tous savaient inondable. À l'automne 2019, Angélique, Éric et moi avons rencontré un grand nombre de survivants de cette histoire. À partir de leur témoignage s'est progressivement déployé un récit qui ne raconte pas tant la catastrophe que le chemin de reconstruction des victimes. Bien entendu, à part la commune et la tempête, tout a été renommé, et je me suis donné l'espace de la fiction. Mais la pièce se veut la trace de l'effet qu'a produit sur nous la rencontre avec les personnes exceptionnelles regroupées dans l'AVIF – Association des Victimes des Inondations de la Faute. Je n'ai assisté qu'à quelques répétitions, mais à chaque fois j'ai été étonné de découvrir le théâtre qu'Éric et Angélique arrivent à déployer à partir de mon écriture – si différent de ce que nous en faisons nous-mêmes, avec l'Harmonie Communale. La scénographie et le son – deux éléments que nous pensons, mais que nous utilisons avec parcimonie, voire austérité, dans nos créations – sont ici flamboyants. Et les interprètes sont formidables. Je n'ai pas encore parlé dans ces lettres du travail d'écriture qu'il m'arrive de mener pour d'autres compagnies que la nôtre. Ce travail se situe ailleurs que celui qui me fait écrire les pièces que nous monterons nous-mêmes. Comme je n'en suis pas à l'origine, ces pièces tirent leur inspiration de sources moins intimes. Et pourtant, le résultat n'en est pas moins très personnel – mais sans doute d'une manière plus secrète, dont il n'est pas utile que le spectateur ait conscience. Je sens d'une pièce à l'autre des préoccupations revenir, pas sous forme de thèmes inertes que je convoquerais comme des obsessions personnelles, plutôt sous forme d'un dialogue intérieur, d'une réflexion prolongée dont chaque pièce fixe une étape. Ainsi ces pièces se répondent-elles discrètement. Alors que j'entame la semaine prochaine une résidence de trois semaines dans un collège de Vaulx-en-Velin, où j'écrirai en immersion dans une classe de quatrième une pièce qui m'a été commandée par le metteur en scène Yann Lheureux, j'ai envie d'expliciter ici l'un des liens qui unissent ces pièces – notamment parce qu'il me semble que la pièce en collège, qui n'existe pas encore, sera une réponse dialectique à celles qui l'ont précédée. En 2020, j'ai écrit La Faute, mais j'ai aussi co-écrit Mort d'une montagne avec Jérôme Cochet (qui sera créé au théâtre du Point du Jour en janvier 2022). Ces deux pièces ont en commun d'aborder la question de la communauté – qu'elle soit familiale, politique ou de circonstance. Comment fait-on communauté ? Comment se reconstruit-on à plusieurs ? Comment reformons-nous des liens brisés ? La Faute raconte l'histoire de gens décimés par une tempête. Dispersés par d'immenses chagrins impossibles à partager. Peu à peu, ils se regroupent – grâce à l'obstination de deux personnages exceptionnels qui ont leur modèle dans la vie réelle ; engagés dans un combat commun pour la vérité, ils se reconstruisent mutuellement. Finalement, l'objet de leur lutte n'est pas tant le résultat pénal qu'ils en espèrent que le groupe qu'ils ont progressivement formé. Comme le dit le personnage de l'avocate dans la pièce : « Ces gens ne se connaissaient pas, ne se ressemblent pas. Terrassés par l'événement, ils ont su se relever par l'exercice d'une intransigeante solidarité. Horizontalité dans la prise de décision, attention à chacun, strict partage des tâches, rigueur et tendresse : ce groupe est l'image d'une société possible. Le clan Barillon en est l'image inversée. Ici, la solidarité est celle qui lie les complices, unis par leurs malversations communes. Dès que l'orage menace, cette solidarité vole en éclat et chacun ne s'occupe plus que de sauver sa peau. Quelle société est à même de nous préparer aux temps chargés qui s'annoncent ? Dans quel état la prochaine tempête nous trouvera-t-elle ? » Le passage que je viens de citer est lui-même inspiré d'un texte que j'avais écrit en marge des représentations d'Olivier Masson doit-il mourir ? aux Célestins, en janvier 2020. C'était l'époque des manifestations contre la réforme des retraites. Deux fois par semaine, nous étions dans la rue, émerveillés par la diversité des personnes que nous y voyions, heureux de sentir le pays se re-politiser en faveur d'un projet de solidarité véritable – le sauvetage de ces systèmes de cotisation hérités de l'après-guerre et qui échappent aux logiques du marché. C'était juste avant le premier confinement ; pendant les semaines de claustration qui suivraient, nous serions nombreux à ressentir la douleur de l'élan brisé. Pendant notre série de représentations d'Olivier Masson doit-il mourir ?, nous avons donc décidé de lire un texte chaque soir, après le spectacle. En ce mois de janvier 2020, ce texte a ensuite circulé dans plusieurs autres théâtres, notamment au NTH8. Des spectateurs venus voir Olivier Masson doit-il mourir ? sur la fin de la série nous apprirent qu'ils l'avaient entre temps entendu lors d'une représentation à Paris. Chez nous, c'était Arthur qui se chargeait de la lecture, car on l'avait moins entendu pendant la pièce et nous imaginions que nos spectateurs seraient plus attentifs à une voix neuve. « Nous abordons une époque dangereuse, lisait-il notamment. Une époque où l'on ne craint plus tant la destruction d'un régime ou d'une certaine société, que la disparition des conditions de maintien de l'existence humaine. Une époque où, certainement, l'explosion du danger verra naître l'explosion des égoïsmes. « Une époque où, plus que jamais, la solidarité sera nécessaire. « Pas la solidarité tribale ou familiale. Pas cette solidarité clanique que les dominants de ce monde savent très bien manifester entre eux. « Non, nous parlons ici de la solidarité entre inconnus, entre anonymes. La solidarité politique, que seules des luttes politiques ont su imposer contre des intérêts particuliers. » Très certainement, ce sont ces préoccupations qui ont refait surface lorsque j'ai entrepris l'écriture de La Faute, mais aussi celle de Mort d'une montagne, à peu près à la même époque. Cette dernière pièce, initiée par Jérôme Cochet mais où j'ai pu mettre beaucoup de moi, raconte une expédition en haute montagne, dans un paysage bouleversé par le réchauffement climatique. Centrée sur une fratrie dont la structure (je ne m'en suis rendu compte qu'après coup, aussi inouï que ça puisse paraître) est strictement identique à celle dans laquelle j'ai grandi – une sœur aînée et deux frères – la pièce prend la cordée de montagne comme métaphore de l'interdépendance, mais dans une perspective bien sûr très différente de celle qu'avait adoptée Macron quand il avait lui-même fait usage de cette image. La pièce raconte surtout la nécessité de renouer les liens brisés, dans un contexte où nous n'avons plus le temps des affrontements stériles. Si Mort d'une montagne prend la famille comme lieu de la solidarité, La Faute l'étend aux dimensions d'un groupe aux intérêts communs. Une chose me frappait : l'Avif, l'association des victimes, s'était fondée sur l'objectif de sauver les maisons menacées par le plan de démolition décidé par l’État suite à la catastrophe. Il s'agissait au départ d'un groupement d'intérêts particuliers, essentiellement matériels. Et puis, en cheminant ensemble, ces gens s'étaient progressivement déplacés ; ils avaient réorienté leurs préoccupations, délaissant la défense des maisons pleines de sel pour venir au chevet des survivants dévastés et rendre justice aux morts. Leur trajectoire m'évoquait un peu celle des Gilets Jaunes, dont nous observions à l'époque les derniers éclats : réunis d'abord sur des revendications anti-fiscalistes, ils semblaient avoir été transformés par leur expérience de mobilisation commune, et les propositions dont accouchèrent les assemblées générales de Gilets Jaunes, après quelques mois à tenir les ronds-points, étaient profondément sociales et écologiques. Comme si la co-présence, l'assemblée provisoire, faisait effet sur les idées et transformait des pensées du chacun pour soi, nées de l'isolement, en une pensée du commun. Ce double mouvement – sortir des revendications catégorielles pour accéder à une pensée du commun, mais aussi dépasser les solidarités familiales pour accéder à la solidarité entre inconnus, celle qui marque l'entrée dans le politique – c'est précisément le sujet de la pièce que j'ai écrite au début de l'année 2021, à la faveur d'ateliers menés avec de nombreux participants : La Révolte des Canuts. La pièce s'appuie sur les journaux tenus par les canuts de 1831 à 1835 – entre leurs deux fameuses révoltes ; par-delà la diversité des personnages abordés et des situations évoquées, la pièce a pour sujet principal les deux institutions dont les ouvriers se sont dotés ces années-là : le journal lui-même, mais aussi le conseil des prud'hommes. Deux lieux de délibération, desquels les canuts espèrent l'amélioration de leur condition. Peu à peu, dans les années qui m'intéressent, les journaux sortent des revendications strictement pratiques et commencent à concevoir des réformes plus profondes – ce qui leur vaudra bientôt leur interdiction, ces feuilles industrielles n'étant tolérées par le pouvoir qu'à la condition de ne pas faire de politique. Jouée par des dizaines d'amateurs et d'amatrices d'horizons très divers qui ne se connaissaient pas auparavant, la pièce raconte, mais aussi donne à voir de manière performative, l'histoire d'une communauté qui se créé et qui transforme les individus qui la composent. Ainsi La Révolte des Canuts complète-t-elle la séquence de travail ouverte avec La Faute et Mort d'une montagne, et où Millenal (une pièce qui m'a été commandée par Philippe Mangenot pour les élèves d'Arts en Scène et que j'ai écrite à l'automne 2020) pourrait aussi trouver sa place : des pièces sur des groupes. Comment ils naissent, comment ils vivent, de quoi deviennent-ils dépositaires ? Sur quelle base de solidarité se forment-ils ? Comment leur plus ou moins grande inclusivité fait-elle effet sur les idées qui leur servent d'étendard ? À travers ces pièces très différentes – et dont pas une ne s'est conçue consciemment en écho aux autres – je crois que j'ai essayé de m'interroger moi-même sur mon rapport au collectif et à l'engagement. Sans doute, d'un point de vue personnel, ces pièces sont-elles contemporaines d'une sortie de l'isolement : j'ai longtemps travaillé seul, comme documentariste puis comme auteur. Il est assez nouveau pour moi d'être intégré à de grandes communautés de travail. Le travail de troupe agit sur mes représentations du monde et de moi-même. Et puis le contexte a joué : les gouvernements Macron conçoivent explicitement les individus comme des monades à considérer hors de tout collectif, et appliquent très rigoureusement ces principes dans toutes les réformes qu'ils entreprennent, de l'éducation nationale au droit du travail, des retraites au chômage. Ces offensives néolibérales semblent avoir réveillé le souci du bien commun et le goût de la mobilisation collective chez bien des personnes – du moins celles dont le statut professionnel permet la lutte, « privilège » dont on cherche justement à les déchoir. De ce point de vue, ces pièces peuvent être vues, non comme des témoignages conscients, mais comme des traces des années Macron. Sans doute cette séquence de travail sera-t-elle complétée, au printemps prochain, par une pièce que nous voulons créer aux abords de la présidentielle, et qui consistera en une adresse à Macron, tentant de produire un effet d'éclairage sur le projet dont il est porteur, souvent dissimulé derrière les éléments de langage. J'en reparlerai dans ces lettres. À y réfléchir ici, ce qui me semble saillant dans la série de pièces que j'évoque et que je découvre discrètement liées, c'est qu'elles racontent des histoires d'individus transformés par leur fréquentation physique, réelle, du groupe. Peut-être le traumatisme des confinements, contemporain de l'écriture de ces pièces, est-il pour quelque chose dans cette insistance sur l'effet agissant de ce qu'on appelle aujourd'hui le « présentiel ». Ce sont des histoires qui témoignent de l'importance de la co-présence ; ainsi ne peuvent-elles être que du théâtre, dispositif qui décuple et met en abyme cette co-présence. De cette recherche, la pièce dont Yann Lheureux m'a passé commande – et que je commencerai à écrire en collège la semaine prochaine – prend le contre-pied. Car il ne s'agira plus là de célébrer les groupes mais au contraire de dénoncer leurs effets délétères. Intégré à une classe, je vais écrire une pièce sur le harcèlement scolaire. Du moins c'est la commande. J'espère que, comme je le fais pour chaque pièce, je trouverai le moyen de sortir de cette approche thématique pour raconter une histoire singulière, qui ne semble pas illustrative d'un propos fixé d'avance. Le harcèlement est moins le fait d'individus intrinsèquement violents qu'un phénomène de groupe, où le mimétisme joue une grande part. La peur d'être exclu du groupe si l'on n'en adopte pas les inimitiés. Plusieurs méthodes de traitement du harcèlement récemment développées en France consistent à casser ces dynamiques de groupe en ré-individualisant les meneurs. Chaque harceleur se croit innocent de la violence qu'il exerce parce qu'elle est fondue dans celle du groupe, qui la précède toujours. Il convient donc d'isoler ses actes, de les délier de la chaîne d'entraînement qui les a justifiés, de réintroduire de la responsabilité individuelle là où le groupe promet l'amnistie de chacun, couvert par l'effervescence collective. Il faut donc, en quelque sorte, casser le groupe. Car on peut en appeler à l'aventure collective, mais que faire quand le groupe est pathogène ? Quand il incite et couvre des pulsions individuelles qui sans lui seraient restées contenues ? Que faire quand les individus, immergés dans une culture de violence dont ils se font complices de peur d'en devenir les cibles, abdiquent leur liberté de pensée en échange de la protection symbolique accordée par le groupe ? Ces questions s'appliquent aux cas de harcèlement scolaire bien sûr ; mais elles me semblent pouvoir très facilement s'appliquer à des situations diverses, du complotisme sanitaire au grégarisme des détestations politiques. La violence dont les boucs émissaires font l'objet est toujours une violence du tous-contre-un. Peut-être l'écriture de cette nouvelle pièce sera-t-elle à mon échelle l'occasion de vérifier s'il ne subsiste pas en moi une sorte de romantisme du collectif, qui me rendrait inattentif à ses effets délétères. La pièce ne cherchera pas à créer un embrasement de son public, uni dans une grande émotion commune, qui serait le premier pas d'une mobilisation collective, comme la fin de Échos de la Fabrique (La Révolte des Canuts) ; au contraire, elle proposera un parcours d'individualisation. Destinée prioritairement à des collégiens, elle leur dira implicitement : vous êtes entrés dans cette salle comme un groupe, vous en sortirez comme des individus ramenés à leur responsabilité personnelle. Deux effets strictement inverses donc : un théâtre qui fond les individus dans un ensemble et un autre qui les restaure. Je crois que les deux opérations ne sont pas strictement inverses et qu'il peut résulter de leur somme une vérité dialectique.

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