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Balade à Villeurbanne

Une « balade urbaine » à Villeurbanne, dans le cadre de la résidence du Collectif X pour le projet VILLES#, mené par Arthur Fourcade, Yoan Miot et Jérôme Cochet.

À peu de choses près, j'ai vécu une enfance merveilleuse à Villeurbanne. J'étais au collège des Charpennes. J'y fréquentais des jeunes gens d'origines diverses, et ces amitiés m'ont appris à m'accommoder de la diversité du monde. Je faisais du basket et j'avais notamment pour moniteur le fameux Jean-Pierre Lachèze, qui a donné son nom au CCO. J'avais des copains au Tonkin, d'autres aux Buers, et même certains aux gratte-ciel. On allait au parc de la Tête d'Or, parfois, mais pour le reste, on n'avait pas besoin de Lyon, on se suffisait entre nous. À peu de choses près, Villeurbanne a été mon unique horizon, pendant vingt ans, et rien du monde ne me manquait.

À peu de choses près...

Ce peu de choses, c'est ce qui sépare les souvenirs réels de ceux qu'on adopte. Et si Villeurbanne ne fait pas partie de mon histoire réelle, elle occupe une place de choix dans mon identité narrative. Ça m'est sauté aux yeux en entamant cette balade. J'avais prévu de la commencer au parc de La Feyssine et puis tout à coup, alors que j'avais débuté ma traversée, il m'est apparu que je devais modifier mon itinéraire et rejoindre un autre point de départ. Bifurcation, changement de branche, rembobinage vers un début alternatif. C'est place Wilson que tout doit commencer, et sur le chemin pour m'y rendre, je vous explique pourquoi.

Pour cela, je dois remonter à l'année de mes quinze ans. Je suis lycéen, solitaire, cinéphile. J'ai passé mon collège pour moitié dans la campagne beauceronne, entouré de fils de paysans qui me rejetaient, et pour l'autre moitié dans la ZUP de Rillieux, au milieu de gamins qui me prenaient pour un plouc. Au lycée, j'emploie mes facilités scolaires à me maintenir dans une honnête moyenne, et je sèche le reste du temps. Je me réfugie – c'est le mot – au cinéma Saint-Polycarpe ou au cinéma Opéra. Je suis de la dernière génération, sans doute, à avoir pu se bâtir une cinéphilie consistante en visionnant des films en 35mm. Dans ces cinémas est diffusé un fanzine, La Berlue, auquel je finis par proposer des articles. Et bientôt, par ce biais, je rencontre trois types, la vingtaine, amis d'enfance, villeurbannais. Ces trois gars me prennent sous leur aile. Je deviens une sorte de petit frère, un type qu'ils sont heureux de promener dans les bars où ils ont leurs habitudes. Ils rompent une solitude dont j'avais fini par me dire, avec un fond d'orgueil, qu'elle durerait toujours. Ils me présentent leurs amis, m'apprennent à boire, et lorsqu'il est trop tard pour que je rentre à Rillieux le soir, me font dormir chez eux, à Charpennes ou aux Buers. Les années passent. Le sentiment de la différence d'âge entre nous disparaît tout à fait. Ces trois amis sont toujours là. L'un d'eux partage un bureau avec moi et produit mes spectacles de théâtre. Le deuxième dirige une institution culturelle à Grenoble et est le parrain de mon fils. Le troisième est prof à La Réunion, et chacun de ses retours en métropole est l'événement de notre été. À nous quatre, nous sommes littéralement les trois mousquetaires. De ces mousquetaires, je suis le quatrième, le dernier arrivé, mais que les autres acceptent comme s'il avait toujours été là. Mais ce n'est pas ça l'important. L'important, c'est que j'ai été absorbé dans le récit de cette jeunesse commune dont je n'ai connu, au fond, que la dernière étape. Il est arrivé que d'autres amis nous désignent, tous les quatre, en disant : « Ils se sont connus à la maternelle », et les trois autres ne démentent pas, m'acceptent dans ce récit, pourtant invraisemblable du point de vue de nos âges.

J'avais passé une enfance itinérante et sans ami, dans le périurbain français et hollandais. Ces types sont remontés dans mon passé et m'y ont incrusté des amis d'enfance. Ou plutôt, ils sont remontés dans le leur et m'ont fait apparaître sur les photos de leur jeunesse. Et cette jeunesse, elle est multiculturelle. Elle est populaire et joyeuse. Elle est villeurbannaise.

Cette enfance qu'ils m'ont tant racontée, elle se déploie entre les Buers, le Tonkin, les Charpennes. Elle implique des jeunes gens de toutes origines autour du collège des Charpennes, collège privé mais s'obligeant à la mixité sociale. Et son centre névralgique, à n'en pas douter, c'est la place Wilson. M'y voici. Ça fait déjà deux heures et demie que je marche, mais je jette tout ce qui précède, ma balade commence maintenant, et pour m'y préparer, bière et pizza à la buvette Wilson, que je suis si heureux de retrouver à sa place. L'église a été blanchie. Des grilles ont été posées pour empêcher l'accès à certaines allées d'immeuble. Pour le reste, ça n'a pas trop changé par ici. Un vieux monsieur ivre essaie de nouer le contact avec une jeune femme. La dame de la buvette vient la sauver et sermonne le soiffard avec fermeté mais tendresse. « Tu voyais pas qu'elle avait pas envie ? » On sent que la scène se répète souvent à l'identique.

Quand j'ai rencontré mes amis d'enfance, ils vivaient encore chez leurs parents, et j'ai pu goûter la fin de cette jeunesse villeurbannaise, suffisamment pour imaginer tout ce qui l'avait précédée et me donner l'illusion de l'avoir vécue. Ma balade suivra les traces de ces souvenirs partiellement imaginaires.

D'abord, allons vers la Doua. Je n'y ai pas été étudiant, mais j'y ai fait des fêtes. Dans ce passage entre Charpennes et les Buers, on ne se sent plus nulle part. Pas d'unité : des maisons, des entrepôts, de petits immeubles ; des tentatives d'aménagements – terre-pleins fleuris, petits arbres, dos d'âne – plaqués sur un paysage urbain qui leur résiste. Ce coin ressemble à ces faubourgs des banlieues parisiennes de la première couronne, vers Saint-Ouen par exemple, où des survivances industrielles côtoient des tentatives résidentielles presque incongrues. Tout ici semble périphérique ; mais comme pour me démentir, je tombe sur un grand panneau : Extrême Center, au fronton d'un entrepôt de tôle. En m'approchant, je trouve la précision qui me manquait : « Supermarché du sexe ». Extrême Center, ce n'est pas l'extrême-centre, mais le centre de l'extrême. Voilà quelque chose qui n'existait pas du temps où, à peu de choses près, je traînais mes culottes courtes dans le coin. Me voici à la Doua, et la population a changé. J'ai à la main un bouquet de fleurs cueilli sur les bords du canal du Jonage, vestige de ma première partie de balade, et ce bouquet maintenant fané me vaut des sourires amusés. Une dame me dit : « C'est pour la chérie ? » Je dis oui. C'est plus simple que de raconter que c'est pour une copine qui, ces jours-ci, vit dans un container à Frappaz, à l'autre bout de Villeurbanne. Je repars dans l'autre sens, rue des Antonins.

Là aussi, à peu de choses près, j'ai traîné avec mes copains. Pas loin, c'est là que vivait Kader. Pas de nouvelles récentes de lui. Au collège, lors d'une séance d'information sur les maladies sexuellement transmissibles, il avait demandé si ça pouvait s'attraper par les morpions. On avait bien rigolé, eux vraiment, moi à peu de choses près. Et puis me voici square De Gaulle. La nièce, pas le général, celle qui a fondé ATD Quart-Monde. En vis-à-vis, deux immeubles. Maintenant qu'il y a un urbaniste dans mon entourage, je prends conscience que l'un d'eux est sans doute une copropriété, tandis que l'autre m'a tout l'air d'être un logement social. Dans le premier vivait Roland, Libanais maronite. Son père l'avait envoyé en France, avec ses sœurs, pour échapper à la guerre civile. Roland est un des personnages importants de cette enfance dont on m'a construit les souvenirs. Nous continuons à le voir. Il est une des personnes les plus drôles que je connaisse. Dans l'immeuble d'en face, c'était Loïc. Fils d'ouvrier, il passait ses étés, quand j'ai rejoint la bande, à faire de l'intérim dans l'usine Alstom où travaillait son père. La dernière fois que je l'ai vu, il montait des structures en aluminium pour des spectacles en plein air.

Entre les deux immeubles, une cheminée d'usine en brique, esseulée. Elle fut longtemps posée là, à l'abandon, sans qu'on se décide à la détruire ou à la mettre en valeur, symbole de l'indécision villeurbannaise à l'égard d'un passé ouvrier dont on ne sait s'il faut l'ensevelir ou le muséifier. C'est la deuxième option qui a été choisie. Une passerelle noire, élégante, permet de traverser la cheminée, et de voir le ciel du point de vue, en quelque sorte, du combustible. Depuis la passerelle, je découvre autre chose : cette cheminée est très exactement dans l'alignement de l'axe qui des gratte-ciel mène à la tour de la mairie de Villeurbanne – ce bâtiment qu'entre nous, on appelait Gotham City ; c'était l'époque des Batmans de Tim Burton, gothiques et stylisés.

Je repars et passe devant chez Charlie, l'Antillais. Aux dernières nouvelles, il était devenu fou et se promenait avec un long pardessus dans les couloirs du centre commercial, un sabre de samouraï à la main. Je ne l'ai pas bien connu. J'ai toujours trouvé que mes amis étaient un peu durs avec lui. Et puis, c'est le coin de chez Nemo, le grand Nemo, lui aussi personnage mythique de ma jeunesse. Il fut longtemps videur, puis DJ au Riverside, une boîte de nuit à Saint-Paul. Aujourd'hui, il est agent SNCF à la Part-Dieu ; il est arrivé qu'on se croise sur le quai. Juste à côté, c'est là que vivait Géraldine, dont la mère était nounou à domicile.

Ce que j'aime dans ce coin de Villeurbanne, c'est de sentir qu'il y a de la place : une maison, au coin d'une rue, fait pizzeria ; sa terrasse est immense. Un resto chinois propose un grand jardin intérieur, accessible depuis la rue. C'est charmant et suranné, vide et légèrement décati, comme une station balnéaire qu'on visite hors-saison. Les gens ont l'air chaleureux ici. Beaucoup me sourient. Je ne sais pas si c'est à mon bouquet, de plus en plus mal en point, que je dois cette bienveillance.

Je passe devant l'Église de l'Espérance. Une énorme grue laisse reposer son bras en travers de sa façade. Un permis de démolir est placardé sur les grilles qui l'entourent. On en voit l'intérieur depuis la rue, à cette chère vieille chapelle en parpaings. Ça construit pas mal dans le coin, ça démolit. C'est le cas de la maison de Max, aux Buers, et m'y voici, au prix d'un long détour. Nous l'avons appris l'été dernier, que cette maison ne serait bientôt plus debout. Max y vivait avec son père, au-dessus de la laverie que tenait ce dernier. Au deuxième, il y avait mémé Marie, la grand-mère espagnole, qui nous servait un apéritif douloureux au lendemain de nos cuites. Mémé Marie est en maison de retraite, la maison a été rachetée, tout le pâté va être détruit. Ils vont faire de nouveaux immeubles. Ce coin des Buers, rue du 8-Mai-45, pose problème depuis longtemps. Des jeunes qui font du rodéo, du vacarme la nuit... Ça faisait des années que le père de Max n'en pouvait plus, il a profité de l'aubaine. C'était devenu une sorte de ghetto, ce coin, d'après ce qu'il en dit. Une génération d'immigrés chasse la précédente.

Est-ce qu'il y a quelque chose qui marchait, du temps de notre enfance aux Charpennes, et qui ne marche plus maintenant ? A-t-on perdu le goût du mélange ? Mais suis-je si sûr que ça marchait ? Car ce n'est pas sans danger, de se rêver un passé qu'on n'a pas vécu.

La semaine dernière, à La Duchère, j'ai passé un après-midi avec des adolescents bruyants et impatients ; j'avais été affecté par leur attitude, violente. Par leurs a priori sur ceux qui ne leur ressemblent pas. Inquiet pour leur avenir, qui me semblait déjà barré par des attitudes d'auto-exclusion. Il m'a fallu en parler avec Nicolas pour m'apaiser. À Charpennes, quand on était gamins, c'était pareil, m'a-t-il dit. On s'insultait pour se dire bonjour. Et ce Vietnamien qu'on appelait bol-de-riz ? Quand on s'invente des souvenirs, on court toujours le risque de les avoir rêvés trop beau.

Le petit monstre réactionnaire qui loge en chacun de nous se nourrit de ces écarts du fantasme au réel. On fait payer au monde de n'être plus conforme à un état antérieur qui n'a jamais été. Villeurbanne n'a jamais été ce que je m'en suis construit. Villeurbanne change. J'en conçois une nostalgie paradoxale, une sorte de mélancolie clandestine, pas tout à fait légitime.

J'ai fini ma balade. Je longe en pensée la rivière fantôme dont nos lieux d'intervention, m'a dit Arthur, suivent le parcours. Villeurbanne est pour moi plein de fantômes au second degré, vestiges d'un passé qui n'est même pas le mien. Elle est le lieu d'un certain fantasme de vivre-ensemble que je porte en moi, et dont je ne sais s'il m'encombre ou me soutient.

Villeurbanne ne m'est rien, Villeurbanne m'importe tant.

Villeurbanne est sublime, Villeurbanne est hideuse.

Je connais si bien Villeurbanne. Je n'ai rien vu à Villeurbanne.

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