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Lettre à Guillaume

Alors que je suis en résidence d'écriture au Moulin du Marais, en juin 2018, je rends visite à un jeune homme rencontré des années plus tôt. Ce retour me bouleverse. J'écris le texte suivant.

Pendant une saison, j'ai laissé les messages de Guillaume sans réponse.

Je n'avais rien à dire à Guillaume. Pas de bonne nouvelle à lui apprendre. Pas la possibilité d'aller le voir, à l'autre bout de la France. Lui n'avait pas eu celle de venir là où je suis.

Et puis, qu'est-ce que j'aurais pu lui dire ? Qu'est-ce que je peux raconter à Guillaume ?

J'ai rencontré Guillaume à l'automne 2013. J'étais à Niort, en résidence d'artiste. J'habitais dans un lycée. Pendant ce temps-là, ma femme enceinte était seule à Paris.

Je faisais des interventions dans un centre de rééducation, le Grand Feu. Avec quelques résidents, nous avons décidé de faire un film, en partie tourné par eux, en partie par moi.

Ces gens traversaient tous une époque charnière de leur vie, coupée en deux par un événement décisif après lequel plus rien ne serait comme avant. Ils restaient dans le centre le temps d'apprendre leur nouvelle vie. Le temps de faire le deuil de l'ancienne.

Il y avait Ludo. Surmenage, stress, AVC, perte de motricité. Ludo disait que c'était la vie moderne, la folle vie moderne, qui lui avait coupé les pattes.

Patrick, lui aussi AVC. L'AVC était sans conséquence, mais il l'a eu alors qu'il conduisait son camion. Il s'est planté dans un arbre, et toute sa cargaison a traversé la cabine et lui a sectionné la moelle épinière. En fauteuil pour toujours.

Il y avait Mehdi, 15 ans, accident de moto, paraplégique. En fauteuil pour toujours. Son rêve était de remonter un jour sur une moto. Il était lumineux Mehdi.

Éslise, une jeune maman de 21 ans. Elle avait sauté depuis un pont, sur une voie de chemin de fer. Vivante par miracle. Elle n'osait dire à personne qu'elle avait voulu mourir. Elle se sentait bête d'être ici par sa propre faute, par rapport à tous les résidents sur qui un cataclysme s'était abattu. Mais un jour, elle l'a raconté devant ma caméra, et m'a demandé de projeter la scène, pour que les autres sachent. Tout le monde a fait comme si rien n'avait été dit, mais tout le monde a redoublé d'attention à son égard. C'était comme ça le Grand Feu : un univers d'infinie délicatesse.

Il y avait Fonzy, 24 ans. Un jour, il s'était baigné dans une mare. Le lendemain, fièvre, évanouissements, et finalement coma. Il se réveille quinze jours plus tard, ses membres sont noirs. Il retombe dans le coma. Quand il s'éveille à nouveau, il n'a plus ni bras ni jambe. Pendant six mois, il réclame tous les jours de mourir. Je le rencontre au moment où il commence à avoir des projets. Chacun prend soin de lui. J'amène de l'alcool dans le centre, qu'on boit plus ou moins en cachette dans la chambre de l'un ou l'autre des résidents. À tour de rôle, on fait boire Fonzy, portant à ses lèvres le verre. Je ne sais pas pourquoi ce geste m'émeut autant.

Pendant toute cette période, on se filme. Le soir, on projette les images dans la salle de spectacle du centre. Le film se construit peu à peu, à découvert.

Et puis vient Guillaume. Il habite dans un foyer pour handicapé à Parthenay. Il vient au Grand Feu pour quinze jours seulement. Le temps de faire traiter sa douleur. Il a tout le temps mal Guillaume.

Comment le décrire ? Comment parler de son corps ?

C'est un petit corps tordu et rabougri, incapable de mouvement contrôlé. Son cou est jeté en arrière, le regard perdu vers le plafond. Les bras sont repliés, les doigts crochus, tremblants.

Il est posé sur un fauteuil qu'il ne peut mouvoir seul. Il ne peut rien faire. Juste parler, péniblement, envoyer des sons rauques au sein desquels, avec un peu d'habitude, on finit par distinguer des mots.

Je pense que mon métier m'a affiné l'oreille. Je comprends bien ce que dit Guillaume. Ce n'est pas le cas de tous les soignants. Du coup, il me réclame beaucoup. On a des discussions à peu près normales. Guillaume n'a aucun retard mental. Il aime bien parler et rigoler. Il se sent seul, constamment. Il se sent en prison. Il dit qu'il voudrait être dans le film. Il veut montrer qu'il est « comme tout le monde ». Il le répète souvent : je suis comme tout le monde.

Quand je le filme, il me demande de répéter en direct ce qu'il dit, pour que le spectateur le comprenne. Ça lui permet de vérifier que j'ai bien compris. J'aime ces moments où je me fais son interprète. Je sens que nos séances lui importent beaucoup.

Guillaume reste là où on l'a mis. Il regarde ce devant quoi on l'a mis. Il attend, il écoute, il espère.

Guillaume a un immense besoin des autres. Je me reconnais dans ce trait de caractère. Son système affectif ne s'est pas du tout adapté à son état physique. Les autres ne sont jamais à la hauteur de ce qu'il espère d'eux. Tellement avide de rencontres qui restent toujours lacunaires, insuffisantes...

Le temps passe. Je rentre assez souvent à Paris. Maha en est au septième mois. Bientôt, un petit gars fera irruption, et il sera la personne la plus importante de ma vie. Mais pour l'heure, je ne le connais pas encore. Je rentre à Niort.

Guillaume n'est plus au Grand Feu. Il est reparti dans son foyer à Parthenay, mais il est clair pour moi qu'il aura sa place dans notre film. Il est une des personnes qui m'a le plus frappé.

Le film avance. Au fur et à mesure que j'achève le montage des séquences, je fais des projections où je convie les résidents.

Un soir, je montre une séquence que j'ai tournée avec Guillaume. Cette projection ne se passe pas très bien. J'ai fait une sélection d'une grosse vingtaine de minutes. Je sens que les gens sont gênés. J'entends des soupirs. Elle est difficile à tenir cette image. Difficile de rester là, à le regarder parler, à m'entendre le traduire. On désapprouve mon cadre. On trouve que j'aurais dû filmer autrement. On ne dit pas le mot, mais sans doute qu'on trouve qu'il y a quelque chose d'obscène dans la manière dont j'ai filmé, et dans la séance que je leur impose.

Eux trouvent que je l'ai filmé comme une chose. Comme un objet. Ils n'aiment pas cette douleur qu'on voit sur son visage.

Pour eux, il est une chose qui fait horreur ou pitié.

Ces gens n'entendent pas ce qu'il dit pendant les vingt minutes que j'ai sélectionnées. Il témoigne, il me fait lire son journal, ils n'entendent pas.

Je décide de retirer Guillaume du film. De toute façon, j'ai trop de personnages, trop d'images. Et puis la parole de Guillaume a besoin de temps pour se déployer, il ne parle pas très vite. C'est difficile de l'insérer dans une mosaïque de portraits. Et puis le film a pour sujet des gens à qui une chose catastrophique arrive un jour, et raconte la manière dont ils gèrent cet événement et apprennent à le surmonter. Ce n'est pas l'histoire de Guillaume. Pour lui, il n'y a pas de césure, pas de catastrophe. Il n'y a pas de temps d'avant le handicap et la dépendance. Il est, depuis toujours, déjà dans la dépendance. Bref, j'ai de bonnes raisons de le sortir du film. Personne ne s'en offusque. Après les premières projections, qui seront un succès, on ne me demandera pas ce que j'ai fait des images avec lui.

Je viens le lui annoncer dans son foyer, un après-midi pluvieux. Tu n'es pas dans le film Guillaume. J'ajoute : il faudrait faire un film juste sur toi. Il est emballé par la proposition. Il veut que je revienne souvent. Je dis que je ne le pourrai pas. Il dit qu'il va se renseigner : peut-être peut-il être transféré dans un foyer à Lyon, pendant un mois ou deux, le temps qu'on fasse le film.

Avec le film, il veut montrer qu'il est comme tout le monde.

Il répète ça encore : comme tout le monde.

C'est la dernière fois que je le vois avant longtemps.

La résidence se termine dans la joie. Avec les patients, nous avons vraiment créé quelque chose dont nous sommes fiers.

Quelqu'un a été expulsé du film, en quelque sorte. Quelqu'un était en trop sur la photo. Mais nous n'y pensons plus. L'eau s'est refermée sur le corps englouti. Le groupe s'est resserré.

Et puis je quitte Niort.

Trois semaines après, mon fils Nael arrive.

* * *

Quand je regarde Nael les premiers mois, je trouve parfois qu'il te ressemble. Dans ses gestes hésitants, les mouvements désordonnés de ses bras, et cette tête qui s'agite et dispose d'une faible amplitude pour aller chercher une chose à regarder. Et surtout ces brusques accès de joie. Les explosions de bonheur qu'il ne semble pas pouvoir contrôler et qui ressemblent aux tiennes.

Comme s'il y avait quelque chose de trop fort, tout à coup, qui explosait.

Je ne le dis pas à Maha. Comme si ça pouvait lui déplaire, que notre fils ressemble à quelqu'un comme toi. Comme si cette ressemblance fortuite pouvait lui porter malchance. Je ne m'en rends pas compte sur le moment, mais au fond je crois que c'est ce qui me retient de lui dire que Nael me fait penser à toi.

J'y pense en silence. Ça me ramène à mon affection pour toi.

Quelque temps plus tard, je constate que Nael ne te ressemble plus.

Il t'a laissé derrière lui, déjà, cet enfant de pas même un an. Il en fait plus que toi déjà, debout sur ses jambes, saisissant les objets du monde à pleine main.

Mais je ne sais pas, peut-être à son âge tu étais comme lui, debout. Je ne sais pas quand a commencé ta maladie. Peut-être y a-t-il des images de toi qui ressemblent à celles-là.

Et puis, Nael est de moins en moins pataud, de plus en plus droit. Il n'y a plus trace de toi en lui. Et cette vie qui s'affermit, cette vie qui s'extrait de la dépendance, cette existence qui conquiert l'autonomie, me sollicite tout à fait.

Toi tu es le contraire. Une vie condamnée à la dépendance. Je n'ai pas envie de penser à toi.

Je n'ai pas envie que quelqu'un d'autre que mon fils ait tant besoin de moi.

Cet automne-là, je suis pas mal avec Nael, Maha reprend ses études, elle est très occupée. Nael apprend tellement de choses. J'habite à Lyon maintenant. Je ne vois pas grand-monde. Je m'isole beaucoup, un peu parce que Nael me comble, un peu parce que je déprime, sans savoir pourquoi. Je n'appelle pas mes vieux amis, je ne cherche pas tellement à m'en faire d'autres.

Parfois, le téléphone sonne, et ton nom apparaît. Je réponds parfois, pas toujours. Et puis plus du tout. Je me dis, je ne suis pas prêt là, pour lui parler. Il me faut du calme autour de moi pour bien distinguer ses mots ; il me faut de la concentration, de la présence à moi-même, j'en manque.

Il me faut une bonne excuse pour justifier mon silence. Je le rappellerai plus tard.

Et plus mon silence dure, plus l'excuse doit être bonne. Je n'ai pas le courage de la vérité.

Le courage de dire : ça me fait peur de te parler. Ce que tu attends de moi est trop grand. Je ne peux pas te le donner.

Un jour, à la suite d'un de tes messages, ton éducatrice ou quelque chose comme ça, une dame à la voix douce, prend le téléphone et me parle à son tour. Elle dit : « Il ne peut pas venir là où vous êtes, il n'y a pas de foyer qui puisse le prendre en charge là-bas. Le projet de film est impossible. Il faut qu'il l'entende de votre bouche que c'est impossible. Il a besoin d'entendre ça. »

Son ton est impérieux, un peu réprobateur. Elle a l'air de me dire : « Accorde-nous au moins ça, prends cinq minutes dans ta vie pour dire à ce garçon que tu ne peux rien pour lui. Puisque tu ne feras rien d'autre, délivre-le au moins de l'espoir qu'il a mis en toi. »

Et même ça je ne le fais pas.

Je n'ai pas le courage de ma propre impuissance peut-être. Je me dis : je ferai quelque chose pour Guillaume, à quoi bon le décourager maintenant. Je sais que c'est faux, sans doute. Mais je n'ai pas le courage de l'admettre. Pas le courage de me dire : tu ne feras rien, tu laisseras ce garçon à sa vie. Cette vie que tu n'arrives pas même à te figurer.

Les mois passent, on se retrouve au cœur de l'hiver. Les jours sont courts. Quand ton nom apparaît sur mon téléphone, je ne pense même plus à la personne à qui il correspond. Ce nom est simplement devenu synonyme de « Ne pas décrocher ». J'oublie qu'il y a une personne réelle, de l'autre côté.

Parfois, tu laisses un message. Je ne l'écoute pas toujours.

Quand j'en écoute un, ce n'est pas tellement ta voix qui me fait mal, c'est ce qu'on entend ensuite. La synthèse vocale de ton ordinateur qui énumère les fonctions les unes après les autres en attendant que tu en valides une à l'aide d'une pression sur le bouton placé près de ton cou, et que tu peux atteindre d'un mouvement de bras.

Combien de temps pour passer un coup de téléphone ? Pour guider la souris vers l'icône du logiciel ?

Combien de temps pour raccrocher ?

Et quand tu as raccroché, après avoir essayé en vain de m'appeler pour la trentième fois, qu'est-ce que tu fais Guillaume ?

Plusieurs semaines passent encore, tu cesses d'appeler.

* * *

Pendant des années, il est une arrière-pensée pénible. Quand par hasard, quelque chose me fait penser à lui, cela m'est désagréable. Ce n'est pas lui qui m'est désagréable, c'est cette évidence que je n'ai pas été à la hauteur du minimum que j'attends de moi-même.

Et tout à coup, là maintenant, en écrivant, je me dis que peut-être ce sentiment n'était pas étranger à ma déprime de cette année-là. Ce que je traversais, peut-être, c'était une sorte de crise morale.

Je suis agacé quand j'entends des psychologues dire à des gens qui vont mal qu'ils doivent penser un peu à eux-mêmes. Comme si nous n'avions pas de sens moral. Comme si pour aller bien, il suffisait de se faire du bien. J'ai voulu me faire du bien, je me suis replié sur le bonheur domestique, et c'est cela que je payais de ma sérénité, je crois.

Ces années-là, Guillaume existe dans ma vie comme un symbole. Une preuve plutôt. Une preuve à charge. La preuve que je ne peux m'ériger en juge de personne. Que je ne vaux pas mieux que quiconque.

Guillaume est un souvenir qui met le doute à toutes mes certitudes. Qui met la nuance à tous mes jugements.

Je me dis : j'essaie d'être un bon père, d'être un ami fidèle. J'essaie d'être un type respectueux. Mais on ne choisit pas par où l'on est jugé. Et c'est à l'aune de ce que j'ai été pour Guillaume que je dois être jugé. Quelque chose, là, m'a échappé, qui me révèle. C'est ça que je suis.

* * *

Des années plus tard. Je suis accueilli au Moulin du Marais, dans le Poitou, pour une résidence d'écriture. C'est à une heure de Parthenay. Je me dis : c'est l'occasion, j'y retourne. Voici une bonne occasion de tenir ma vieille promesse.

Tu es heureux de me voir. Un reproche, à peine, formulé subtilement.

Nous discutons. Tu veux de nouveau que je te filme. Tu veux de nouveau envoyer un message, raconter ta vie. Tu me demandes de répéter à voix haute ce que tu dis, et que les spectateurs sans doute ne pourraient comprendre. Tu sembles content de refaire de moi ton interprète.

Mais en te filmant, quatre ans après la fois précédente, je me souviens pourquoi l'idée de faire un film sur toi me semblait si difficile à mettre en œuvre.

Tu es une personne terriblement dure à filmer Guillaume.

Il y a des visages que je filme, ou que j'ai pris l'habitude de filmer, qui sont des forces d'interpellation en eux-mêmes. Je n'ai qu'à mettre ma caméra devant eux, et ils vivent, ils font l'essentiel du travail. Quelque chose de profond s'est déposé à leur surface et témoigne de ce qu'ils sont, vraiment.

Comment filmer ton visage comme une force d'interpellation ? Comment ne pas filmer ton corps comme une chose posée là, dans son fauteuil ?

Cette main, là, est-ce que c'est ta présence qui l'habite ? Est-ce te filmer toi que filmer cette main agitée de petits tremblements ? Qu'est-ce qui la fait trembler, cette main ? Toi ou la maladie ? Existe-t-il quelque chose à la surface de ton corps qui ne soit pas déjà la maladie, totalement la maladie, qui ne soit pas elle à ta place, parlant pour toi ?

Ta voix, c'est la maladie, ces sons à la limite du déchiffrable que tu glisses comme en contrebande à l'intérieur de tes râles. Ton visage figé, déformé, c'est la maladie.

Isoler tes yeux – je me dis ça en filmant – isoler tes yeux, ça fait surgir une présence. Là, c'est toi. Un regard auquel on peut s'identifier. Je force le cadre pour que tu ressembles à quelqu'un. Non plus à quelque chose, mais à quelqu'un. Tu sais, notre imagination a ses limites, notre capacité d'empathie aussi. Souviens-toi de ces patients du centre de rééducation qui ne supportaient pas les images que j'avais faites de toi ; qui n'entendaient que la souffrance et le handicap tandis que tu parlais de tes rêves. Ce n'est pas facile de faire une image de toi qui accroche, Guillaume, il faut que tu le saches. Ce n'est pas facile de construire, à partir de toi, une image miroir.

Ta sensibilité hurle derrière un rideau opaque. Le rideau ne bouge pas. Aucun souffle ne révèle l'agitation qu'il cache. Péniblement, avec ces phrases dont chaque son te coûte un effort, tu envoies des messages qui témoignent de la vie derrière le rideau. Mais ces messages ne font pas tomber le rideau, ils ne le dés-opacifient pas. Ils témoignent seulement qu'il existe quelque chose derrière. Comme des ondes qui, brouillant un signal, nous révéleraient l'existence d'une lointaine civilisation extraterrestre, qui ressemble à la nôtre, mais que nous ne pouvons voir.

Mais je généralise trop Guillaume, excuse-moi. Je peux te donner l'air de chercher à philosopher alors que je veux simplement exprimer une chose très concrète : en général, je sais filmer des visages, et ton visage je ne sais pas comment le filmer.

Je t'entends dire : « Je suis comme tout le monde », mais je n'arrive pas à te filmer comme je filme tout le monde. Sur mes images, je ne vois rien qui te fasse surgir. Ce que je filme, c'est de la souffrance et de la maladie, pas toi.

« Je suis comme tout le monde », tu le répètes. Et c'est comme un commentaire abstrait, d'avance mis en échec par l'impuissance de mes images à te saisir.

Peut-être que les images, ce n'est pas une bonne manière de témoigner de toi.

Le texte, le son, la musique sont peut-être plus adaptés. Tu es un phénomène étrange qui ne se laisse inscrire sur des images. Ce n'est pas grave, peut-être. La beauté du monde ne se réduit pas à ce dont on peut faire image. Il y a des êtres fragiles et fuyants, un peu magiques, que personne n'a jamais réussi à prendre en photo. Peut-être que tu es un de ces êtres.

Je suis comme un explorateur qui a cru photographier un oiseau rare, et qui en développant sa pellicule se rend compte que l'oiseau s'est toujours envolé un fragment de seconde avant que la photo ne soit prise.

On croit te filmer, et en regardant les images, on se rend compte qu'on a filmé la coquille seulement. Seulement le rideau. Tu es derrière, mais l'image ne le dit pas.

* * *

En venant te voir ici, après t'avoir fait attendre des années, j'ai eu l'impression d'enfin tenir une promesse. Comme si j'allais en être quitte. Eh bien voilà, finalement je l'ai fait, j'ai revu Guillaume ! Ainsi, je ne suis pas le sale type que j'ai cru moi-même être, pendant toutes ces années. Je le savais bien, au fond de moi, que j'étais quelqu'un de bien ! Il me fallait simplement l'occasion, et l'occasion est venue. C'est une histoire qui finit bien, n'est-ce pas ?

Mais cette visite n'est pas une conclusion, pour toi. Elle n'est pas la bonne action par laquelle je me restaure une bonne conscience. Pour toi, c'est le retour de l'espoir.

De nouveau, tu rêves qu'on fasse un projet ensemble. Tu dis que je suis une des personnes qui te comprend le mieux. Tu veux que je revienne souvent à Parthenay, mais je ne peux pas, je te le dis, je ne peux pas, j'ai mon travail, j'ai mon fils, et tu ne m'es rien Guillaume, c'est terrible à te dire, mais tu ne m'es rien. Tu es une personne que j'ai rencontrée et qui m'a touché, mais ça m'arrive souvent d'être touché. Je sens que je représente beaucoup pour toi... La vie est pleine de ce genre d'asymétries. C'est peut-être ce qui fait le plus souffrir, dans la vie, ces asymétries. Et la meilleure volonté du monde ne permet pas de les compenser. Je n'aurai jamais besoin de toi comme tu as besoin de moi. Je suis attaché à toi mais je ne vais pas tous les mois traverser la France pour te voir, ce serait absurde de te le faire croire.

Alors tu voudrais venir à Lyon, tu reparles de ça. Tu ne parles même que de ça. Tu es fébrile. Tu ramènes toutes les discussions à ça. Je te dis : tu sais, même si on trouve un foyer là-bas qui peut t'accueillir un temps, je n'aurai pas beaucoup de temps à te consacrer. Une heure ou deux, sans doute pas tous les jours. Pour toi c'est si peu, et pour moi, ce serait déjà énorme de m'astreindre à des visites si fréquentes...

Voilà, j'ai remis des pièces dans la machine à espoir. Je te prépare ta grande déception à venir. Tu demandes tellement, Guillaume, tu nous condamnes à te décevoir. Mais comment pourrais-tu ne pas tant demander ?

Cette fois, je ne dois pas laisser s'installer cet espoir. Je décide de le doucher, tout de suite.

Il faut que je referme cette histoire.

Je croyais la refermer par un acte d'altruisme pur qui me réconcilierait avec moi-même et me ferait la démonstration de ma bonté ; je la referme plutôt par un aveu d'impuissance ; c'est mieux que le silence, je crois ; au moins, si je ne suis pas bon, que je ne sois pas lâche.

Je ne peux rien pour toi, Guillaume.

Je dois m'excuser de t'avoir fait patienter si longtemps. De t'avoir fait espérer si longtemps.

Je ne peux rien pour toi. Je m'en veux de t'avoir laissé croire le contraire. Je ne sais pas si cet espoir t'a fait du bien ou du mal. Un peu des deux sans doute, mais sans doute plus longtemps du mal que du bien.

Tout ce que je peux faire, c'est témoigner de toi, comme dirait Simon Lhéritier, témoigner pour toi, c'est tout.

Dire : cet homme existe, et il est en prison.

Ce corps à la lisière de l'idée qu'on se fait de l'Humanité, ce corps enferme un être qui aime, qui espère, qui désire et qui souffre. Il est en prison.

Je ne peux te sortir de la prison, je peux témoigner d'elle, c'est tout.

* * *

Et à toi, qu'est-ce que je peux dire ?

Je peux te dire que tu es le sujet d'une vie. Le seul sujet de cette vie-là, qui n'est pas moins complète qu'une autre, pas moins totale qu'une autre.

Marcel Nuss, un homme dont le handicap est proche du tien, dit qu'il ne souhaiterait sa vie à personne. Mais qu'il n'échangerait la sienne pour rien au monde.

Sa vie est la sienne, il n'en imagine pas d'autre, il n'en souhaite pas d'autre.

Je peux te dire que la vie est une traversée et que tu la tentes en solitaire. Tu as le goût des grands équipages et de la camaraderie, mais ce n'est pas le sort qui te revient. Il te faut du courage. Personne ne peut te dispenser de ce courage.

Je peux te dire que tout le monde est seul. Pas seul comme tu l'es, bien sûr, mais seul tout de même, différemment.

Les gens qui ne sont pas toi ne sont pas tous heureux pour autant.

Bien sûr, la vie offre des milliers de plaisirs qui te sont interdits. Ce serait malhonnête de le nier. Le monde regorge de merveilles dont l'accès t'est barré. Mais ces plaisirs, mais ces merveilles, n'étanchent jamais totalement la soif qui nous fait aller vers eux.

Et peut-être que derrière tout ça, il existe quelque chose qui étanche vraiment la soif. Quelque chose de très simple à trouver ; quelque chose par quoi l'on est saisi. Et cette chose, elle nous est aussi difficile à trouver qu'à toi.

Tu es à l'isolement, certes, mais au sein d'une prison plus grande que tu ne le crois, et où nous sommes aussi.

Nous ne sommes pas rassasiés. Nous avons soif comme toi. Nous avons froid comme toi. Nous attendons comme toi d'être délivrés de ces désirs que rien ne satisfait.

Ce n'est pas toi qui es comme tout le monde, Guillaume. C'est peut-être tout le monde qui est, un peu, comme toi.

Mais je doute que ça console. Je n'ai rien pour te consoler. Juste mon impuissance.

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