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Balade à La Duchère

Écrit dans le cadre de la résidence à La Duchère du Collectif X. Joué en spectacle début juin 2018.

Bientôt un an que Julien et moi sommes venus ici, un matin, depuis Saint-Étienne, pour nous faire auditionner par un parterre d'inconnus au centre social de la Sauvegarde. Ces inconnus n'en sont plus.

D'habitude, quand j'écris une balade urbaine, je parle de lieux que je viens de découvrir. Voici ma première balade sur un quartier déjà chargé pour moi de souvenirs. Un quartier que je connais moins bien que tous les endroits où j'ai vécu ; mais qu'en même temps je connais mieux, puisque j'en ai étudié l'histoire, que j'en ai rencontré les acteurs, que j'en ai systématiquement exploré les rues... Un quartier que j'analyse. Sur lequel je pourrais émettre un avis.

Des endroits où j'ai vécu, je ne pense pas grand-chose, pas grand-chose que je pourrais articuler en un discours. J'en sais ce que j'y ressens : ici ça me plaît, là moins. De La Duchère, de la Sauvegarde, je pense des choses, et ce n'est pas très naturel de faire ainsi discours sur le lieu de vie des autres.

Animation sur la place Abbé-Pierre. Des lycéens de La Martinière, quelques vieux habitants qui reviennent de leurs courses. Des mondes qui cohabitent sans vraiment se mêler. Mais pourquoi devraient-ils se mêler ? Pourquoi espère-t-on, dans ce genre de quartier, ce fameux « vivre-ensemble » qui n'est jamais exigé des quartiers bourgeois ?

Sur les photos datant d'avant le réaménagement, la fameuse barre des Mille constitue comme une muraille infranchissable. Dans un entretien que j'avais réalisé en janvier, une habitante racontait sa stupeur, lors de sa démolition, en découvrant ce qu'il y avait derrière : « C'est grand le monde ». Ici, à La Duchère, on a abattu des murs, on a fluidifié les formes et les parcours.

Comme si le bonheur et la prospérité étaient une sorte d'influx nerveux dont il fallait faciliter la circulation, en supprimant les zones de stagnance, les coins de repli, les impasses de vie croupie. Sans ces murs et ces barres, sans ces pièges à la circulation, les gens d'ici participeront au grand mouvement d'ensemble, espère-t-on... Je l'écris sans ironie. Pour ma part, je trouve réussie la nouvelle Duchère. J'aime les petits immeubles de taille décroissante, tous différents, qui descendent vers le parc du Vallon ; j'ai parfois imaginé déménager et louer un de ces rez-de-chaussée qui donnent quasiment sur le parc. Mon fils aurait pour jardin ce beau parc sinuant entre les pavillons d'Écully et les tours du Château. Il irait à l'école des Géraniums, participerait aux activités du centre social ; je pourrais y donner des cours d'accordéon ou de français, apprendre à réparer des vélos ou à fabriquer des trucs, pour enfin assumer ma fonction de papa, qui suppose de savoir faire des choses avec ses mains. On serait à 15 minutes des Monts du Lyonnais, pas loin du centre-ville.

Mais il y a quelque chose qui fragilise ce rêve. Ces murs qu'on a voulu abattre, nous nous les prenons si souvent. Ils restent là, dans l'air, séparant les individus, même de bonne volonté. Le centre social, c'est pas pour nous, nous disent les nouveaux habitants ; on vient, et on ressent que c'est pas ouvert. Les manifestations culturelles, c'est pas pour nous, nous disent des habitants plus anciens, qui boudent durablement les dispositifs mis en place à leur destination. Toutes ces attitudes d'auto-exclusion finissent par générer des sphères étanches, des vies qui cohabitent mais ne se mêlent jamais. Pourquoi devraient-elles se mêler ?

Et le théâtre participatif et citoyen, c'est pour qui ? Pour personne, sans doute. Pour tout le monde. Nous sommes bientôt à mi-parcours. Tant de rencontres, pas mal de petites victoires, de mises en échec, à notre échelle, de la logique de méfiance. Mais aussi la peur de devenir l'une des sphères étanches du quartier, l'une de ces activités dont les gens ressentent instinctivement que c'est pour certaines personnes, et pas pour d'autres. En descendant l'avenue vers le centre social, je me dis qu'on doit absolument casser nos formes, casser nos réflexes, refuser d'être enfermés dans des représentations rigides. Et puis, se rappeler que ce qu'on fait, personne n'en a ni le besoin, ni le désir. C'est à nous de faire événement, à nous de surprendre. La marche d'approche est terminée, nous avons accumulé une belle matière, nous pouvons commencer à faire résonner tout ça.

Me voici devant le centre social. Je m'y sens à la maison. Mais si je suis honnête, je sens au fond de moi que je suis de passage. Moi aussi je me dis : au fond, tout ça, c'est pas pour moi. Ce quartier, ces milieux, ces bâtiments... J'y suis de passage, le temps que je m'y sente utile. Mais est-ce que j'imagine mon fils parmi les jeunes gens que le centre de loisirs nous a fait fréquenter ? Ces ados sympathiques mais impatients, qui se parlent avec violence, disent qu'ils ne sont pas français mais algériens, veulent quitter l'école parce que ce qu'on y apprend ne sert à rien... Les nouveaux habitants venus avec la réhabilitation font de l'évitement scolaire, mais est-ce qu'on peut le leur reprocher ? Est-ce que je n'en ferais pas autant ? Le lycée La Martinière accueille très peu d'élèves venus des collèges du quartier, mais est-ce surprenant ? En discutant avec ces ados, j'ai le cœur serré de les voir devenus les meilleurs complices de leur exclusion. Peut-être que ces effets de mimétisme de groupe pourraient être compensés par une vraie mixité sociale, une mixité scolaire. Mais cette mixité, il faut bien que certains y consentent, il faut bien que certains s'y mettent. Et qui le fera ? Pour ma part, oui, je sais que je ne mettrais pas mon fils dans un collège à ce point ghettoïsé et où les rapports normaux semblent être de violence. Voilà, entre autres, ce que m'apprend cette résidence à La Duchère : je suis moi-même un agent de ce que je déplore.

Je passe dans le square des 400. J'avais été triste voici quelques jours que la pelouse soit tondue. Elle était si belle, envahie de marguerites et de pissenlits, d'aigrettes... Mais tout est repoussé, et les pissenlits ont été remplacés par des épis d'un vert très doux. Cet endroit est apaisant. Il y a tant de petites poches de tendresse à La Duchère. Ce matin, dans le bus, un vieux monsieur en costume de feutre, des carrés de cuir aux coudes, sur la tête le bonnet de laine que portent certains musulmans, était assis sur la place handicapé, une poussette tournée vers lui, et dans la poussette une petite fille de deux-trois ans... Et ces deux-là ne se lassaient pas l'un de l'autre, ils ne se quittaient pas des yeux... Le bus était plein, mais personne d'autre n'existait, pour chacun d'eux, que l'autre, dans ce face à face amoureux que seuls les tout jeunes enfants sont capables de tenir. Le vieux monsieur, tout en réserve, semblait parfois gêné de ce qui s'échappait de lui, cette tendresse débordante ; il lançait de petits regards au-dessus de lui pour vérifier s'il n'était pas ridicule. Il m'a vu, je lui ai souri, il m'a rendu mon sourire, brièvement, et ce sourire avait quelque chose d'infiniment consolant...

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