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Immersion en unité gériatrique

En mars 2018, avec le Collectif X, et pour les besoins d'un projet mené par Clémentine Desgranges et Arthur Fourcade, je fais une immersion d'une semaine dans une unité de soins longue durée en gériatrie, au CHU de Saint-Étienne. J'en tire le texte ci-dessous.

« Ma femme est à 1 km et moi je suis ici comme un couillon », se lamente un vieux monsieur qui n'a pas vu sa femme depuis des semaines. Il ne peut pas sortir sans être accompagné, et les infirmières ne sont jamais disponibles, dit-il. Sa femme, de son côté, a un début d'Alzheimer et ne peut le rejoindre seule. Bloqués hors de la vue l'un de l'autre alors que, depuis toujours, ils se sont promis de mourir ensemble : « C'était ça le programme, mourir ensemble ! »

Ce monsieur est maigre, le visage émacié. Il me montre des photos au mur. Sur l'une d'elles il pèse plus de cent kilos : « Je suis resté bloqué à cent des années ! Des années à cent ! ». Je pense qu'aujourd'hui, il fait moins de moitié moins. Certaines des photos au mur ont été prises dans la chambre où je me trouve, au début de son séjour. Il a encore un peu de chair aux joues ; il a encore aussi le collier de barbe qu'il a porté toute sa vie et qu'il a depuis rasé. Il est dans ce service depuis moins d'un an, m'apprend-il. Je n'en reviens pas qu'il ait tant changé, si vite. Il y avait encore de la présence dans le regard que je découvre sur les photos, de l'assurance. Aujourd'hui, je n'y vois qu'une lueur de démence douce, soulignée d'un sourire impuissant et ironique, comme une sorte de commentaire lucide sur ce qu'il se sait devenir.

Une autre photo, datant des années 60. Ils sont une bande de jeunes gens en uniforme, souriants, leurs corps respirent la bonne santé et la joie des Trente Glorieuses ; derrière, des bus chromés, que les hommes conduisent, et où les femmes déchirent des tickets. Il me montre sa femme : elle était receveuse. À côté, lui, chauffeur. Sur la photo, il a passé son bras autour des épaules de sa femme. De l'autre côté, une autre femme, qu'il enlace pareillement ; le geste est assuré, tout en lui respire la puissance ; sur toutes les photos où on les voit tous les deux, c'est la même posture : le bras posé de tout son poids sur les épaules de l'épouse. Elle a un petit sourire intelligent, le regard vif. Ces deux-là sont séparés, crevant chacun dans son coin de sa pathologie. Il n'en revient pas, n'a même plus tellement l'énergie de s'en indigner ; je meurs ici « comme un couillon », répète-t-il.

Plus tard, j'en parle avec les infirmières. Une proposition a été faite au couple, m'apprennent-elles : aller vivre en EHPAD, tous les deux. Lui ne demandait que ça. Mais c'est elle qui n'a pas voulu. « On ne sait jamais ce qui se passe dans un couple, conclut l'infirmière. Nous, on n'insiste pas. Elle doit avoir ses raisons. » Peut-être qu'il s'appuyait trop lourdement sur elle.

Je demande : est-ce qu'il y en a qui sortent parfois ? Oui, me répond une infirmière, un de nos patients sort tous les vendredis pour aller déjeuner avec sa femme. Une autre enchaîne, en me regardant : c'était pas ça qu'il te demandait. Est-ce qu'il y a des fins d'hospitalisation, est-ce qu'il y en a qui rentrent chez eux, c'était ça qu'il demandait. Et ça, non. « Ici, c'est leur dernière demeure ».

Mais il y en a qui ne le savent pas, je dis. Ceux à qui j'ai parlé ne le savent pas. Ils se demandent pourquoi on les retient ici, pourquoi ils ne peuvent pas rentrer chez eux. C'est un peu la faute des familles, me disent les infirmières ; elles ne remplissent pas leur rôle. Elles sont dans le déni.

Parfois, on n'a pas de décès pendant des mois. Et puis, à d'autres moments, c'est plusieurs dans une même semaine. C'est lié aux changements de saison. Aux épidémies. À des changements dans la routine. Ils ont des dérangements cognitifs, un rien les perturbe. Un déménagement du service, par exemple, on connaît les statistiques, c'est 30% qui meurent, en moyenne.

Je n'en reviens pas, j'insiste plusieurs fois : 30%, vraiment ? Oui. Qui meurent dans la foulée. Un rien les épuise. Ce sont des corps fragiles. On les déplace, on les perturbe, on change leurs habitudes, et c'est comme si leur corps n'attendait que ça pour lâcher. Oui, 30%.

Le service doit déménager en septembre, dans un nouveau bâtiment tout neuf, construit sur le site du CHU, et dont l'équipe sait déjà que les chambres seront trop petites. Alors en septembre, parmi les petits vieux que j'ai vus ce matin, sept ou huit ne survivront pas.

Mourir de ça ou d'autre chose, au fond, quand un rien te fait mourir...

Madame Ollagnon ne cause pas tellement. Elle répond à mes questions par des réponses lacunaires, le plus souvent monosyllabiques. Elle est fatiguée. De temps en temps, elle trouve la force de prononcer jusqu'au bout une phrase toute faite, une phrase qu'elle a déjà dite mille fois, qui surnage à la surface de son esprit et s'offre comme disponible. Elle est de Firminy. Elle est venue vivre à Saint-Étienne, au Soleil, pour travailler à Manufrance. À l'emballage. Elle enveloppait des fusils et des vélos. Manufrance a fermé, à cause des syndicats. « La direction n'était peut-être pas très bonne, je dis pas. Mais le problème, ça a été les syndicats. Tout le temps en grève. C'est à cause de ça qu'on a fermé. » Ensuite, c'était difficile de trouver du travail, parce que les patrons disaient que ceux de Manufrance, c'était tous des agitateurs. Alors que c'était injuste : Madame Ollagnon, elle, n'avait jamais fait grève, elle se faisait même insulter pour ça du temps de Manufrance.

Les réponses sont de plus en plus courtes. Madame Ollagnon fatigue. Elle me redemande ce que je fiche là. Je dis que je viens rencontrer des patients, qu'on m'a dit qu'elle pourrait me parler : « J'ai la renommée d'être une pipelette » me dit-elle, phrase toute faite, répétée mille fois, au temps où elle en était une, de pipelette.

Et puis elle n'en peut plus. Les infirmières amènent le déjeuner. Il reste là le jeune homme, demande l'infirmière, en me désignant. Je n'y comptais pas. Madame Ollagnon dit que non, elle a en assez. « Elle vous a bien viré là ! », me dit l'infirmière devant elle, en rigolant.

Plus tard, je demande son âge à l'infirmière. Madame Ollagnon m'a dit que son mari était mort à 65 ans, voici cinq ans. Ils avaient le même âge. Je ne peux croire qu'elle soit si jeune. Elle s'est trompée de dix ans, me dit l'infirmière. Voilà quinze ans que son mari est mort. Mais elle a arrêté de compter les années d'après son veuvage. Pour toujours, elle est veuve depuis cinq ans.

Une « entrée » ce matin, au service. Une dame que je n'ai pas vue passer. Elle est arrivée pendant que j'étais avec une autre patiente, porte fermée.

Plus tard, deux infirmières commentent son dossier, qu'elles consultent sur ordinateur : elle est de 1920, tu te rends compte ? Elle les fait pas. Suivent des murmures de consternation devant la gravité du cas : décompensation cardiaque. Kiné respiratoire sur grippe. Et puis la conclusion : on va pas la garder longtemps elle.

Une discussion entre deux infirmières, sur la cigarette. « Tu as vu, le paquet augmente d'un euro aujourd'hui ? » L'une a arrêté, l'autre pas. Celle qui se justifie, c'est celle qui a arrêté : « Non mais je vais peut-être reprendre, je dis pas que je fumerai plus jamais. J'aime ça en fait, mais y'a des fois, c'est comme ça, je fume pas. » Plus tard dans la matinée, elle descend en griller une avec ses collègues.

Sur nos patients, il y a en deux qui sont réanimables, m'explique une infirmière. Ça veut dire que tous les autres, s'ils font un arrêt, on ne leur fait pas de massage cardiaque. À quoi ça servirait de les réanimer ? Dans quel état on les retrouverait ? On ne réanime que quand la personne va encore assez bien, et ici, des gens qui vont bien... Quand un patient s'effondre dans la salle à manger, on l'amène dans sa chambre, et voilà... Sous-entendu, il y meurt. On ne le laisse pas mourir dans la salle à manger, devant les autres. On respecte l'intimité de sa mort. Mais c'est tout. Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre ? Le SAMU, de toute façon, si on les appelle pour des patients comme ça, ils sont pas contents. Je vous dis, on en a deux qui sont réanimables, deux pour lesquels on appellerait le SAMU. Les autres, que voulez-vous, il faut bien qu'ils meurent de quelque chose...

Les familles ne comprennent pas ça. Si ça arrive devant quelqu'un de la famille, ils veulent le massage cardiaque, la réanimation, tout. C'est les familles qui sont dans l'acharnement, pas le personnel médical. Les familles sont dans le déni. Il faut les aider à accepter.

Depuis le début de la matinée, je sens que ça m'aide d'être un mec. Je suis accepté par l'équipe. Les filles me font des blagues, me prennent à témoin de leurs blagues. Dans les chambres, je dis bonjour, et si je n'ajoute rien, je sens dans le regard des patients, interrogateur et vaguement inquiet, qu'ils me prennent pour un docteur. J'ai la blouse et le masque. J'ai la voix assurée du mec en confiance. Je suis un mec.

Plus tard, je demande s'il y en a dans l'équipe, des mecs. Oui, un infirmier et un aide-soignant. Sur une trentaine. On a de la chance, me dit l'infirmière, c'est beaucoup. C'est une denrée rare en gériatrie. En psychiatrie, il y en a plus, parce qu'il faut des gros bras pour tenir les patients, des fois. « À l'école d'infirmières, dit l'une d'elles, il y en avait peu, des mecs, et c'était toujours les chouchous. J'en avais marre que ça soit les chouchous. »

Les réveils, les petits déjeuners. On ouvre la porte, on dit « attention les yeux », on va à la fenêtre pour ouvrir les rideaux mécaniques. La lumière est encore blafarde, il est 7 heures du matin. J'avance timidement dans la chambre, je dis bonjour. L'aide-soignante amène un plateau. Elle est AVS, c'est-à-dire qu'elle est titulaire, mais sans service attribué, elle va là où il y a besoin. Il y a des patients qu'elle découvre. Il y a des patients qu'elle retrouve, comme surprise qu'ils ne soient pas encore morts. « Ah mais je la connais elle » s'exclame-t-elle, assez fort, en sortant d'une chambre. La dame ne peut pas ne pas l'entendre. Je découvrirai plus tard qu'elle fait partie de celles qui comprennent tout. De manière générale, le service est réalisé avec délicatesse, humanité, mais sans la solennité que j'aurais attendue, et que j'avais tort peut-être d'attendre. On parle fort, on se crie des instructions d'un bout du couloir à l'autre. C'est un lieu de vie, un lieu de mort, mais aussi un lieu de travail ; les travailleuses se font des blagues et au fond, pourquoi s'en retiendraient-elles ? Il n'y a pas de malveillance, juste parfois ce qui me semble être une sorte de désinvolture. Mais peut-être que ça leur fait plaisir, à ces vieux, qu'on n'ait pas avec eux l'air de componction affligée qu'on réserve aux presque morts.

Plus tôt, pendant la relève, j'assiste à de franches rigolades entre infirmières, au sujet de certains patients. Rien n'est solennel, décidément. Ce n'est pas à elles d'être solennelles. C'est aux autres de donner sens et pesanteur à cette mort qui se joue, pour chaque patient, dans leur service ; elles, leur métier, c'est la vie et le concret. Pas la mort et le symbole. C'est sûr, ça manque de symbole et de rituel, et c'est effarant à mes yeux, pour tout dire, ce service hospitalier où l'on accompagne les patients vers leur décès. Une société entière délègue la gestion de la mort à un corps de métier, mais ces femmes refusent, au fond, de s'en charger : notre problème, c'est la vie, la matérialité, les petits gestes. Le reste, ce n'est pas nous.

Je trouve ce service assez effarant, mais pas un instant je n'ai envie d'en faire le reproche à ces femmes. Elles sont des travailleuses. Elles travaillent bien. C'est nous qui sommes hypocrites. Nos vieux, nous ne les prenons plus à la maison, pour leur rendre à la fin de leur vie ce qu'ils ont donné au début de la nôtre ; nous n'avons pas envie de ça. Il y a un système social, il y a les services publics. Nous avons la bougeotte, nous n'habitons plus où nous avons poussé. Nous voulons la liberté, l'émancipation. Nous voulons une médecine performante. Alors forcément, il faut des lieux comme ça. Des lieux où les vieux, sauvés de leur mort naturelle par la médecine, attendent une mort tardive.

Il y a la télé, qui distrait de ces heures surnuméraires. Ces heures qui sont les dernières, et qui devraient être si précieuses à ce titre, et dont pourtant ces vieux semblent vouloir se débarrasser : « On a eu les JO récemment, me dit l'une d'entre eux, ça nous a fait passer quelques jours. » Il reste un bout de couloir à parcourir, mais il n'est plus temps d'en profiter, de savourer chaque instant qu'on y passe, on est comme pressé d'être au bout.

Oui, me disent les infirmières, être en gériatrie, c'est un choix. Toutes le confirment. Si ça n'était pas un choix, la gériatrie, ce serait vraiment dur, parce que c'est dur comme métier. Et pourquoi choisit-on gériatrie, je demande ? Bonne question, me dit-on. La réponse n'est pas évidente. Ça cherche, ça hésite. L'une d'elles me fait une réponse que j'aime bien : c'est un service, la gériatrie, où l'on est obligé de traiter la personne globalement. C'est pas technique. Ces petits vieux, un rien les tue, on doit être attentifs à l'organisme entier, dans sa fragilité. On n'est pas concentrés sur un secteur, sur un organe.

Madame Korber, carreleuse à 14 ans, sur les ordres de son père. Puis secrétaire pendant quarante ans d'un patron tyrannique, mais qu'elle supportait. Son mari faisait des études de clerc de notaire. Son père lui a dit, à l'époque où il la courtisait : si tu veux ma fille, tu deviens carreleur comme moi. Tout le monde l'était, elle et ses deux frères. Il a épousé la fille, il a eu le carrelage avec. Il est mort en 1994, il y a si longtemps que c'est devenu dur de le compter. Ils n'ont pas eu d'enfants, c'est son grand regret. Ils ont tout essayé, ils ont vu des docteurs, ni l'un ni l'autre n'avaient de problème mais ça n'a jamais marché. On n'a jamais su pourquoi.

Elle a une étrange fixité du regard. Ses yeux ne bougent pas du tout quand elle parle. Elle les plante dans les miens et c'est comme si cet axe lui fixait le visage, et elle cause sans bouger, le cou raide, les yeux grands ouverts, qui furent beaux sans doute, très bleus. Elle a un air d'enfant. Elle répète qu'elle veut rentrer chez elle. Elle ne comprend pas pourquoi on la retient. « Je ne dis pas que le service est mauvais, mais je trouve le temps long. »

Tous les jours, Monsieur Urbanovitch vient nourrir sa femme et passer quelques heures avec elle. Il ne peut plus conduire, alors il prend le bus. Il met une heure et demie à venir de Sorbiers. Trois heures de transport chaque journée. Il part à 9h30, arrive vers 11h, nourrit sa femme, puis reste à ses côtés dans l'après-midi, et repart à 16h, tous les jours. Il est chez lui un peu avant 18h, me dit-il. Tous les jours il fait ça, depuis trois ans. Semaine et week-end. Sauf parfois, quand sa fille prend le relais. Alors il passe une journée chez lui pour avancer sur son travail.

Son travail, c'est le ménage, le jardinage, la cuisine. Il fait tout.

Ça fera 61 ans qu'ils sont mariés, Monsieur et Madame Urbanovitch, en mars. Ils n'ont pas fêté leurs 60 ans de mariage. Je lui demande s'il lui fait la conversation, à sa femme : oh, elle parle plus bien, me répond-il. Alors il reste là, pour si elle a besoin. Il l'emmène aux toilettes quand elle demande. Il n'y a qu'avec lui qu'elle mange. Le soir, elle n'avale rien.

Elle tremblote, son regard est vide. Ses bras repliés derrière la blouse, comme devenus inutiles. Elle rate la cuiller que son mari lui tend, la purée lui glisse sur le menton. Mais elle le regarde avec une sorte de confiance, d'abandon. Elle s'accroche à lui. Il est là, tout va bien. Elle est en pleine démence, mais sans inquiétude, il est là, il tient la corde qui la rattache au monde, elle se laisse glisser tout doucement, c'est sans violence.

Il me parle avec son masque sur la bouche. On est en pleine épidémie de grippe. On se découvre de regards à regards, nos visages sont incomplets. Il me raconte sa vie : entré à la mine en 1944, à 14 ans. Retraite en 74, quand les mines commençaient à fermer. Trente ans de mine oui, mais lui n'a pas trop de problèmes de respiration, il a de la chance. Il a plein de copains morts déjà. Ils ont acheté leur maison en 62 ; ils ont eu une seule fille : « J'ai pas pu faire mieux ». Elle-même n'a qu'un fils. Ça fait une toute petite famille.

L'hôpital gériatrique coûte 1900 euros par mois. Leurs deux retraites sont maigres. Il ne lui reste presque rien pour vivre. « Heureusement j'ai ma fille, il dit, c'est elle qui me nourrit, en ce moment en tout cas, parce que la terre est gelée ; mais bientôt, je vais me remettre au jardin. » Cinq cent mètres carrés de potager ; il produit beaucoup. « Heureusement que ma fille m'aide à le manger, parce que je risque pas de réussir à tout manger tout seul ». Quand la terre n'est pas gelée, le père fournit sa fille en légumes et se nourrit de ce qu'il fait pousser. Quand plus rien ne pousse, la fille amène de la nourriture à son père, qui n'a plus un sou. Elle aide aussi à payer l'hôpital. Elle travaille à l'hôpital Nord, elle, d'ailleurs. Je demande, infirmière ? Non, me répond-il, elle fait le ménage. Il n'y a pas un sou de trop. Il ne faudrait pas qu'il devienne dépendant à son tour.

Depuis trois ans qu'il est tout seul, il a dû apprendre à cuisiner. Avant, c'était elle qui faisait. Mais il a bien dû s'y mettre à la cuisine, à 85 ans. Aujourd'hui, toutes ses journées commencent comme ça, en cuisinant, à 7 heures du matin. Il prépare son casse-croûte du midi, qu'il mangera tout à l'heure, après avoir fini de nourrir sa femme. Le potager, c'est tôt le matin et le soir en fin d'après-midi, puisque le reste du temps il est à l'hôpital.

Elle a réussi à sortir son bras de sous la blouse. Elle porte un verre à ses lèvres. Il l'encourage : c'est bien, elle peut encore. Alors il lui confie la fourchette et l'encourage à continuer seule. Puis il se rapproche de moi pour continuer la discussion. « Voilà, me dit-il, elle le fait toute seule maintenant, comme ça je suis pas obligé de donner », et il semble tout content, comme s'il avait trouvé une bonne combine pour souffler un peu. Elle l'interrompt : je veux aller aux toilettes. Il écarte la table à roulettes, la soulève, l'accompagne. Ils tremblent tous deux, ratatinés, fripés, courbés, et c'est tellement émouvant de le voir concentré pour mener sa femme, indifférent à sa faiblesse à lui. J'ai l'impression que, concentré sur elle, il ne s'est pas vu vieillir lui-même ; en réalité, quand on les voit debout, côte à côte, avançant à petits pas, on serait bien en peine de dire lequel est hospitalisé ici, et lequel est capable de rentrer seul chez lui. Il l'installe devant les toilettes, la tourne ; il a laissé la porte ouverte, alors je file dans le couloir.

Elle est très touchante, Houria. Assez stressée. Elle veut absolument donner bonne impression, trouver la formulation juste. Elle reprend les aides-soignantes puis semble le regretter et leur redonne la parole.isage entier pour que la personne m'apparaisse tout à fait. Il me dit : « J'ai oublié de vous raconter des choses, vous savez. Je me suis occupé d'une association d'accidentés du travail, pendant 61 ans, après mon accident à la mine. » Il avait 21 ans quand il a eu son accident. Puis il a été pompier volontaire. Il s'est occupé de l'accessibilité des lieux publics pour les handicapés. C'est lui qui a fait mettre la rampe d'accès devant l'église. Il conclut : « Voilà, c'est tout ça que j'ai fait dans ma vie », et il est fier, et je sens que ça le tracassait, depuis tout à l'heure, de n'avoir pas pensé à tout me raconter. Je lui dis que c'est une vie bien remplie, et il a un air de coquetterie, du genre j'ai fait ce que j'ai pu, je ne veux pas me vanter, mais oui, c'est vrai, c'est pas mal. Et puis il me dit : « Excusez-moi, hein, de vous avoir raconté tout ça. »

Un cahier d'activités, dans le couloir, avec des photos des animations organisées pour les patients du service. Il n'est qu'à moitié rempli. Il s'achève courant 2016. Depuis, plus personne ne l'a tenu.

Houria, la cadre. Elle veut savoir ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti. Elle m'écoute et me rectifie : ici, pour nous, c'est pas la fin de vie, c'est la vie. On se dit pas que c'est la fin de vie. Je raconte ce que certaines infirmières m'ont raconté, et elle nuance : oui, c'est vrai, ici on traite la personne globalement, mais dans les autres services aussi, c'est juste qu'ici on a des patients qui ont des multi-pathologies. C'est le critère pour être chez nous.

Elle est très touchante, Houria. Assez stressée. Elle veut absolument donner bonne impression, trouver la formulation juste. Elle reprend les aide-soignantes puis semble le regretter et leur redonne la parole.

« Les cadres, on est des managers. C'est ça le mot, faut pas se cacher. Mais ici, dans l'hôpital, c'est un mot qui n'est pas bien vu. Je suis infirmière à la base, comme tous les cadres. Du coup, je connais le métier, je connais les contraintes, je comprends les équipes, mais aussi, on peut pas me la faire à l'envers, si je peux dire. Je suis la supérieure des infirmières, je leur fais leur entretien d'évaluation. Les docteurs, c'est pas nos supérieurs, mais c'est vrai, il y a encore des docteurs qui nous voient comme leurs employés. Avec Marion, la docteure du service, ce n'est pas comme ça du tout ; avec elle, c'est vraiment de la collaboration. »

Houria me dit que quand on devient cadre, on ne fait plus vraiment partie de l'équipe. On devient chef, et ça vous expulse de l'espace de convivialité, en quelque sorte. Alors elle participe parfois aux repas d'équipe, mais pas souvent, elle sent qu'elle dérange, ils sont plus à l'aise sans elle. Je demande si elle a la nostalgie du temps où elle était infirmière parmi les infirmières ; c'est vrai qu'on est un peu seuls, les cadres, me répond-elle. C'est pour ça que c'est important les réunions de cadres. Vous savez, mes anciens collègues d'hôpital Nord, qui sont infirmiers ou aides-soignants, je les vois moins maintenant, alors qu'il n'y a pas de raison, on ne travaille pas ensemble, mais c'est comme si la différence de fonction nous avait éloignés. Oui, ça sépare de changer de niveau.

« La famille des patients, je les ai souvent au téléphone, oui. Je les rassure. C'est mon rôle. Vous savez, ils paient quand même assez cher pour être ici. Donc c'est des clients, finalement. Des fois, oui, il y en a qui disent, vous vous rendez compte, au prix qu'on paie. Je comprends, c'est comme ça qu'ils expriment leur angoisse. »

D'autant plus angoissant, j'imagine, que les patients sont tous de milieu modeste. Les soignants me laissent consulter un gros classeur où des informations de base sur les patients sont récoltées, et notamment leurs professions : typographe, transporteur, aide à la personne, employée de bureau CAF, ouvrière textile, femme de ménage, couturière, ouvrière en usine, femme au foyer, mari mineur, charcutier traiteur, chaudronnier... En existe-t-il encore, des chaudronniers ? Je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est : un type qui fabrique des chaudrons ? Et des typographes, est-ce qu'il y en a encore ? C'est émouvant, ces vieux noms de métier. En tout cas, ce ne sont que des métiers où les corps s'usent au travail. Et où l'on ne gagne pas grand-chose. 1900 euros par mois : toutes leurs économies doivent y passer. Et quand leurs économies n'y suffisent plus, c'est aux enfants de payer. Aux petits-enfants s'il le faut. Ces gens ont travaillé toute leur vie dans des métiers usants pour accumuler un petit patrimoine, qu'ils imaginaient transmettre à leurs enfants ; ils ne savaient pas que ce patrimoine servirait intégralement à soigner les effets de leur travail sur leur organisme fatigué. On travaille pour gagner de l'argent ; on utilise l'argent pour gérer les conséquences du travail. Et l'on retourne à la terre aussi pauvre qu'on était né, entouré d'héritiers qui n'héritent de rien.

Le regard qui brille, Houria, un beau sourire joyeux. Soigneusement maquillée, la peau lisse. Mais le débit très rapide, qui trahit la tension, la peur de mal dire, l'envie de convaincre, d'être comprise. Quand elle écoute et qu'elle a compris la phrase avant qu'on l'ait finie, elle ferme les yeux et hoche la tête, en commençant des petits sons, pressée de répondre, refrénant son désir d'interrompre.

Tout de même, c'est un détail, mais dans ce service il y a Sabah, Houria, Nassima, Farida. Quatre Françaises, qui rient aux mêmes blagues que les autres. Le problème des Arabes, c'est que soit on les remarque comme Arabes, et alors on dit que ça pose problème, qu'ils ne s'intègrent pas ; soit ils sont parfaitement intégrés, et alors tout le monde oublie qu'ils sont Arabes. On leur compte leurs mauvais points, jamais leurs bons.

Plus tard, je parle de Houria avec Marielle et Soizic, nos amis médecins : les mots que je rapporte – manager, clients – les agacent. C'est à cause de mots comme ça que l'hôpital change, me disent-elles. Ces mots ne sont pas anodins. Ils installent dans les esprits l'idée que l'hôpital est le lieu d'un échange de nature économique.

La fameuse Marion, la doctoresse du service, je la découvre à la relève. Toute jeune, moins de trente ans je dirais. Très timide. Pas assise au fond de sa chaise, un peu courbée, penchée sur sa feuille de relève barrée d'un grand « confidentiel ». Elle regarde par en-dessous, et on l'entend à peine quand elle prend la parole. Docteur nouvelle génération, loin de l'arrogance d'avant. Elle pose des questions aux infirmiers, s'appuie sur l'équipe. Puis, elle évoque la décision médicale qu'elle pourrait prendre, et que la visite au patient confirmera ou non. Les infirmiers et les aides-soignants font des blagues devant elle, très à l'aise – j'écris infirmiers car, ça y est, à cette relève, je rencontre les deux mecs du service, et j'ai la nostalgie de l'ambiance exclusivement féminine. Les deux types ont l'air adorables, mais ils causent très fort, se lancent des vannes, ils le font en confiance, les infirmières se marrent, on sent le public conquis d'avance. C'est très rigolo mais je préférais avant qu'ils soient là. Réflexe de coq peut-être.

Catherine, stagiaire, en formation d'ambulancière. Les cheveux rouges. 44 ans m'apprend-elle, en conversion professionnelle après une première carrière dans le tourisme. Besoin de retrouver du sens, de prendre soin, ce sont ses mots. Ambulancier, c'est quatre mois de formation, ça va vite. Elle a passé une semaine dans le service de gériatrie longue durée. Elle a appris des gestes. Elle semble bien connaître les patients, elle ne s'est pas encore lassée de leur parler avec enthousiasme et dynamisme. Mais c'est pas mon truc la gériatrie, dit-elle. Le week-end, elle est serveuse dans une boîte de nuit. Elle a besoin d'argent. Ça lui fait délaisser son fils de onze ans : elle culpabilise. Elle adore le monde de la nuit, de la fête. Mais elle le quittera sans regret, quand elle aura son diplôme. Il y a un moment où il faut passer à autre chose.

Elle a un joli sourire gai. Mais pendant la relève, quand tout le monde est concentré, que personne ne la regarde, je reste assez longtemps sur son visage. Elle a la tête baissée, les yeux dans le vide, le visage éteint, le genre de visage qu'on se fait quand on est seul, certain que personne ne nous voit. Une vraie lassitude de fond. Et puis elle relève la tête, et on sent que c'est difficile de remonter de là où elle était descendue, il faut un peu de temps avant que son regard se remette à pétiller.

Pendant les petits déjeuners, une voix de vieille dame hurle depuis sa chambre : au secours ! au secours ! On n'y va pas, on sert les petits déjeuners à notre rythme. Quelques minutes plus tard, je découvre une petite vieille qui tremble sur son lit ; les barrières sont relevées. Elle dit à l'aide-soignante : je vais tomber. Elle s'agrippe à elle. « Mais non vous allez pas tomber, il y a les barrières regardez. » Elle est parfaitement immobile, mais elle se sent glisser. Vers quoi, vers où ?

Une autre patiente est roulée en position fœtale. Tout le temps. Il faut la déplier pour la faire manger, c'est comme ça que disent les soignants, la déplier. Ils me disent, Madame Crause est toute repliée, et ils en parlent avec une sorte de retenue, de pudeur, comme si c'était sur un secret douloureux que Madame Crause s'était repliée, le cachant contre son ventre, le protégeant de ses bras sans chair, de ses genoux anguleux.

Dans le dossier qu'on me laisse consulter, à côté des paragraphes strictement médicaux auxquels je ne comprends rien, je découvre les notes que les soignants écrivent à propos de chaque patient, et qui résument l'esprit dans lequel il convient de s'occuper d'eux. « Favoriser les levers lorsqu'il le demande et en présence de ses enfants / Favoriser une alimentation plaisir (crème dessert) ». Dans une deuxième colonne, à droite, d'autres observations qui rendent compte des expériences passées et qui suggèrent de nouvelles pistes : « Limiter les sorties du service qui se sont avérées perturbantes et angoissantes. »

Pour une patiente, il est noté : « Aime regarder la TV. Lui allumer la TV le matin ». Voilà ce qu'on peut faire pour telle petite vieille, allumer la télé pour elle, et on trouve ça triste, un peu dégradant, mais c'est peut-être ce qu'elle ferait chez elle si elle était encore valide, et peut-être que ça lui va, se laisser mourir tout doucement devant la télé, sans plus rien à penser, pas de repas à préparer, pas d'enfants à prendre en charge, pas de contrainte, juste le temps qui passe et la télé.

Pour une autre patiente, cette petite note mélancolique : « Sa sœur vient de moins en moins ». Sur la fiche d'un monsieur qui est là depuis bientôt dix ans, il est écrit : « Passer du temps dans sa chambre avec lui, à l'écouter. » Plus haut, dans la case antécédents : « Défenestration en août 2013 ».

« Favoriser les soins de confort », est-il écrit pour une autre : « Toucher relationnel ». Ces soins pour lesquels les infirmiers se forment en dehors de leur travail, mais qui ne peuvent se prétendre thérapeutiques, car la thérapie c'est réservé à ceux qui en ont le titre et les diplômes. Je les ai vus, dans la salle des infirmiers, penchés sur la brochure d'un cycle de conférences sur le métier, désireux d'en apprendre davantage, d'élargir leur savoir-faire, d'apprendre les gestes qui font du bien. Les mots aussi. « Accompagner dans l'acceptation de sa maladie ».

Pour une patiente, il est écrit : « N'aime pas les activités collectives, ne supporte pas la musique depuis le décès de son mari. » Pour une autre : « Mme Daniel aime le calme et la solitude. Au vu de son état psychique, occupe une chambre seule. Respecter sa volonté d'être seule et tranquille. Apprécie de regarder la télé (la Une). Refuse toute activité. »

Je crois que j'ai une peur bleue de la dépendance. J'ai écrit il y a quelques mois une pièce qui me fait tourner autour de cette angoisse. J'ai peur de la dépendance physique, de la dépendance affective. Mon fils est dépendant, mais je lui apprends à ne pas l'être, à s'endormir seul, se réveiller seul, s'amuser seul, comme si l'autonomie était la chose la plus urgente à apprendre. Comme si je voulais le protéger contre une grande souffrance. Si longtemps, je me suis construit dans la défiance vis-à-vis de toute dépendance. Cela reste un réflexe en moi, la pointe d'agacement quand un ami a trop besoin de moi, l'exprime trop frontalement. J'aimerais tant perdre ce trait de caractère, je sens qu'il s'estompe...

Ici, l'hôpital, c'est le domaine de ma sœur. On se répartit les domaines, implicitement, depuis si longtemps. On a été tellement proches, ma sœur et moi, dans une relation fusionnelle dont mon frère était spectateur. Une relation de dépendance l'un à l'autre qui nous faisait souffrir, je crois. On s'entendait mal, mais on ne pouvait s'empêcher de se retrouver. Et puis, c'est comme s'il avait fallu qu'on s'éloigne, pour sortir de ça, et qu'on n'avait pu le faire qu'en devenant très différents l'un de l'autre, et qu'on s'était observés à la dérobée pour prendre le contre-pied l'un de l'autre. Elle travaille dans la santé, et je fuis ce milieu, jusqu'à l'excès, préférant ne pas soigner une fracture plutôt que d'entrer dans un hôpital. Son domaine, c'est le soin, le dévouement aux autres, l'oubli de soi. Pendant si longtemps, mon domaine, c'était l'obsession de soi, la certitude qu'une œuvre d'artiste se construit à partir d'un constant travail d'introspection, qui m'épuisait et me coupait du monde. Elle, c'était la musique, moi la littérature. Elle, la simplicité, la revendication de cette simplicité, au risque du déni ; moi la recherche de complexité, au risque de la complaisance. Et puis la vie de ma sœur a perdu en simplicité, quelque chose s'est détraqué. Et le petit monstre d'orgueil qui vivait en moi et que j'avais à nourrir de satisfactions narcissiques a cessé de me hurler ses exigences. J'ai épousé une femme dont la situation m'imposait de me consacrer beaucoup à elle. La même année, ma sœur a divorcé d'un homme qui était parfois le quatrième de ses enfants. On discute parfois, et j'ai l'impression que nous sommes arrivés au même point, par des voies symétriquement opposées. On est surpris de se redécouvrir si ressemblants ; le chemin que nous avons parcouru, à l'opposé l'un de l'autre, nous a distraits de l'évidence de cette ressemblance, mais nous y sommes à nouveau, au point de contact. Je pense à ma sœur en passant des journées dans cet hôpital, c'est comme si j'étais dans son domaine, que je sortais du périmètre qui me revient naturellement. J'ai l'impression d'entrouvrir une porte que depuis si longtemps je voulais maintenir fermée. Le soin. Le dévouement. L'oubli de soi. L'attention aux autres.

Angoisse de la dépendance, oui, et pourtant, je suis caricaturalement dépendant, avide des autres, souffrant de leur absence, de leur silence, dans le besoin permanent de contact, ce qui me rend plus douloureux encore de voir ces petits vieux mourant seuls.

Le voyage est difficile, la traversée périlleuse, on essuie des tempêtes et des naufrages, et voilà où l'on échoue. Le voilà, le bout du voyage.

Ce n'est pas vrai que l'issue du voyage, c'est Ulysse qui revient chez lui embrasser sa femme et son fils, reconnu par son chien. Le bout du voyage, c'est Ulysse fripé dans un lit, le regard éteint, ne reconnaissant plus son fils les rares fois où il vient, veillé par une jeune servante qui n'est rien pour lui et qui fait de son mieux.

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