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Chronique d'un film - blog Rue89

En février 2011, à mon retour d'Egypte où j'avais assisté à la révolution, et alors que je préparais un film de fiction à tourner là-bas – qui finalement ne s'est pas fait, une journaliste de Rue89 m'a proposé de tenir un blog sur leur site, sur lequel je raconterais l'écriture du film et l'évolution de la révolution.


Je n'ai écrit que trois articles pour ce blog, avant d'interrompre la publication par une lettre que j'ai reproduite ci-dessous, à la suite des trois textes.


(Ces articles, comme ceux que j'ai écrits pendant la révolution, sont pleins d'un enthousiasme débridé, et affirment des certitudes que la suite des événements a démentis. Bien entendu, je ne touche pas à ces erreurs d'appréciation, qui aujourd'hui me laissent un peu mélancolique).



PREMIER EPISODE


"Lève la tête, tu es Egyptien", disaient les slogans le vendredi soir de la victoire le 11 février. C'est que l'exploit accompli était invraisemblable ; il me suffisait pour m'en convaincre de me repasser le film des deux dernières semaines. Les dangers avaient été immenses, les tactiques employées par le régime dévastatrices... Les habitants auraient pu céder et laisser la répression l'emporter - ce n'eut pas été lâche tant les contre-offensives étaient violentes ; ils auraient pu également diverger sur la stratégie – des courants de pensée contrastés traversent cette société ; les manifestants auraient pu devenir violents, s'aliéner une partie de la population par leurs excès - et ces excès mêmes n'eurent pas été incompréhensibles... Qu'ils s'en soient prévenus : voilà le miracle que jour après jour ce peuple calme et mûr a renouvelé... Cette population soulevée a su garder sa raison, sa sureté de jugement, comprenant la volatilité de l'opinion modérée qui ne l'a pas toujours strictement suivie... Oui, ils pouvaient lever la tête les Egyptiens. Ce qu'ils ont fait ne doit rien à toutes les causes qu'on inventera pour l'expliquer ; ce n'est pas l'excès des frustrations accumulées qui a rendu mécaniquement nécessaire le soulèvement contre Moubarak ; ce régime n'était pas agonisant avant qu'ils entreprennent de l'achever. Aucune téléologie ne justifiera doctement les évènements de ces deux semaines. Ils ne doivent d'être survenus qu'à la ténacité d'un peuple qui miraculeusement s'est découvert invincible.


Des années à suivre attentivement les mouvements sociaux et la politique européenne ne m'avaient pas préparé à la fétichisation du peuple. Des mouvements collectifs, je m'étais habitué à ce qu'ils défendent plus ou moins une catégorie du corps social. Quant au peuple, je finissais par ne plus savoir exactement ce qu'il est. Les Egyptiens sont venus me l'apprendre.


Dans l'avion du retour, réfléchissant à ce que j'avais vu, j'étais frappé par le contraste entre cette révolution et le mai 68 de nos parents dont les récits ont bercé l'imaginaire révolutionnaire des gens de ma génération. Les situations des deux pays, l'Egypte de 2011 et la France de 1968 – socialement, économiquement, historiquement – sont bien entendu incomparables. Je ne les rapproche qu'à titre de modèles révolutionnaires et de mythologies. Il est évident que cette révolution va être pourvoyeuse de liberté individuelle pour les Egyptiens – ce qui s'est passé dans cette société ne peut que les inciter à plus de tolérance mutuelle, ne serait-ce que parce qu'ils ont appris à se connaître mieux. Pourtant, ce n'est jamais au nom des droits individuels que ces gens se sont battus. Les droits de l'homme restent, conçus selon le modèle occidental des Lumières, les droits de l'homme seul. Ce pour quoi les Egyptiens se battaient, c'était le droit des peuples. Mai 68, embrasement collectif inouï, est pour autant resté le grand moment révolutionnaire des individus – la nation n'en a pas été atteinte et c'est De Gaulle qui a continué à l'incarner dans sa continuité et son essence, ce que les électeurs ont alors confirmé. Les soixante-huitards n'ont pas compris que d'avoir délaissé la nation leur avait couté leur révolution. La révolution égyptienne, par sa cohérence sociétale, son caractère consensuel, sa vigueur libératrice, peut nous fournir le modèle révolutionnaire du siècle à venir. Ce modèle n'invalide pas l'analyse sociologique marxiste, vérifiable à chaque étape des évènements ; il en rejette en revanche le dogme anti-religieux et anti-national, articulant l'individu à son groupe, au paysage symbolique et identitaire qui le fonde, à sa fierté collective et à ses traditions. L'Egypte (après la Tunisie sans doute) invente une révolution moderniste et libérale mais tautologique ("l'Egypte est resté l'Egypte") et traditionnelle...


En ce qui me concerne, le choc intellectuel et affectif a été inouï. Je n'ai pas fini d'en méditer les échos.


Bien que j'aie chroniqué les évènements pour deux sites d'information en ligne, OWNI et Rue 89, je ne suis pas journaliste mais cinéaste. J'allais originellement au Caire pour terminer un documentaire, Bagdad ici et là, entamé en 2009 et dont un des personnages principaux est Souad : il sera beaucoup question d'elle ici. Lorsque la tension est devenue vive dans les rues du Caire, tout début février, et que nous étions enfermés dans l'appartement de Souad, j'ai eu l'idée d'un film de fiction qui retracerait cette révolution dans un huis-clos fictif et utopiste. Souad a immédiatement été partante pour l'écrire avec moi et en interpréter le premier rôle. Dès mon retour, le 15 février, je me jetais dans l'écriture d'un dossier. Le film se déroulera dans l'appartement de Souad où plusieurs personnages (une Franco-Irakienne, un Français, un Hollandais et un Egyptien) vivent à demi enfermés et discutent de la révolution. Deux des personnages feront des aller-retour entre le théâtre des opérations et l'appartement, ramenant des images que les autres visionneront : ainsi la fiction sera-t-elle irriguée de l'intérieur par des images documentaire.


Je repars en Egypte dans trois semaines, pour une période indéterminée. Dans cette chronique, j'essaierai d'articuler plusieurs éléments : le récit de la fabrication d'un film, concret et anecdotique, dans un pays où les conditions de tournage ne sont pas les mêmes qu'en Europe ; les échos de la révolution qui nous parviendront nécessairement au cours de cette préparation ; et les réflexions que l'ensemble m'inspire, inscrivant cette série de textes dans une recherche personnelle qui n'est pas née de la révolution mais à laquelle la révolution, presque miraculeusement, est venue donner son sens.




DEUXIEME EPISODE


NB : Dès le deuxième épisode, je renonce à utiliser le pseudonyme Souad pour nommer Hana, avec qui je prépare ce projet de fiction, et qui sera le personnage central de mon documentaire Kaïros.


Nous continuons d'écrire, Hana et moi, le scénario de notre film révolutionnaire sur la révolution, et j'en dirai plus bientôt sur les détails de ce projet. Mais ces derniers jours, nous avions davantage la tête à Benghazi, à Tokyo, au Bahrein...


« Deux continents, deux réalités » me dit Hana régulièrement depuis que je suis rentré en Europe, constatant le décalage dans nos rapports au flux des évènements. De fait, j'ai été très occupé ces derniers temps par les dernières étapes techniques sur mon long métrage de fiction et par la conception d'un projet de site d'entretiens. Il arrivait, certains vendredis soirs, en me reconnectant chez moi, de constater que la journée avait été pleine d'évènements majeurs en Egypte, en Irak, ou ailleurs, et j'en lisais en une fois la synthèse, alors que j'en aurais suivi le moindre détail si j'étais encore au Caire.


Quand Hana me dit « deux continents, deux réalités », je réagis vivement, le prenant pour une accusation d'indifférence. Je me sens pourtant toujours aussi concerné par la situation quotidienne égyptienne, je ne l'ai pas reléguée dans un arrière-plan de ma conscience. Je prétends à Hana que c'est une simple question de planning, que je ne peux échapper à un certain nombre d'engagements. Hana hausse les épaules, du moins je le suppose, en me répondant : « Si tu étais ici, ton planning serait entièrement pensé en fonction de la révolution... » Elle a raison et il était absurde de ma part de prétendre vivre les évènements égyptiens comme si j'y étais toujours. Je n'ai plus la nécessité de m'accrocher aux détails, de spéculer sur la moindre information : il me suffit en fin de journée de prendre des nouvelles générales.


Au fond, tout ceci est bien normal. Comment pourrais-je supposer que le lieu géographique où je me trouve n'influe en rien sur la nature de mon souci du monde ? Le virtuel n'a pas encore tout à fait gagné. Les voix se parlent mais les corps se manquent, et l'atmosphère du Caire n'est pas celle de Paris ou Bruxelles, où je me trouve en alternance depuis un mois.


Dans la rédaction de ce film, comme pour celle des articles que j'écris ou de mon journal, tout ceci me pose la question d'une énonciation juste. Il est bien évident que je ne peux être, en Europe, la même personne que celui qui écrivait depuis Le Caire. Ou sinon, ce serait supposer que rien, de l'air qui m'entoure, des corps que je croise, de la langue que j'entends, n'atteint la matrice intime de mon écriture. Je suis donc redevenu cet européen occupé, qui n'écrit que depuis ce qu'il est et pour qui les évènements égyptiens sont redevenus « l'ailleurs ». L'écriture de notre film ne peut que se situer dans cet intermédiaire, ce lieu imaginaire où Hana et moi, depuis nos réalités distinctes, nous rejoignons.


Un film invente son espace et son temps, comme un livre invente sa langue.


Les évènements récents au Caire, où la violence a éclaté de nouveau la semaine dernière, nous posent une autre question. J'imagine le tournage de ce film à l'automne prochain. La situation égyptienne ne sera pas résolue à ce moment là. Et si les évènements que couvre le film, qui nous sont apparus déterminants quand nous les vivions, se révélaient a posteriori anecdotiques ? Si le peuple se fait voler sa révolution par l'armée, la police, et une classe politique corrompue qui ne joue à la démocratie que du bout des lèvres, alors la chute de Moubarak n'aura été que l'illusoire victoire d'un soir.


Certes, ce qui s'est produit pendant les deux semaines révolutionnaires n'en restera pas moins merveilleux : le formidable frisson dont une société entière s'est sentie parcourue mérite qu'on en fasse un film. Mais si, en septembre-octobre, quand nous serons occupés à tourner, la peur règne encore dans les rues du Caire, je nous imagine mal prisonniers de notre tournage, forcés de filmer une soi-disant libération dont les conséquences décevantes seront sous nos yeux mais pas dans le film. Hana et moi ne sommes pas capables de mettre en veilleuse notre attention au présent pour les besoins d'un film dont l'objet serait passé.


Nous avons discuté de ce problème il y a quelques jours : que ferons-nous si des événements contemporains au tournage sollicitent notre attention ? Il convient de trouver le moyen d'intégrer dans le film les éventuels évènements contemporains à son tournage, quitte à créer une tension entre la période passée (la révolution de février) et la période présente (une éventuelle contre-révolution d'octobre)... Hana me suggère que, si le besoin s'en faisait sentir, nous construisions le film en flash-back. Depuis le présent du tournage, Souad se rappellerait les évènements révolutionnaires et sa rencontre avec Julien (j'en dirai davantage sur les éléments de ce scénario et ces deux personnages que je cite ici comme si vous les connaissiez déjà). Les deux périodes entreraient en résonnance. Notre scénario, pour l'instant, raconte la naissance d'une histoire amoureuse entre Souad et Julien pendant la révolution. Je demande à Hana : « Mais en octobre, Souad et Julien seront-ils toujours ensemble ? » Elle me répond qu'elle ne sait pas. On verra bien... Toutes nos paroles ont double-sens bien sûr.


Nous ne savons pas si nous garderons cette idée, mais de la savoir possible nous permet de penser en perspective l'histoire que nous avons décidé de raconter. Nous pouvons projeter ce récit dans le temps et nous ne sommes plus tiraillés entre la nécessité d'écrire le film et le besoin de suivre l'actualité. L'un peut encore nourrir l'autre.


Le passage d'un cinéma de production classique (un récit verrouillé dès l'achèvement du scénario et tourné des mois plus tard) à un cinéma en prise directe avec son présent, désireux d'en resté nourri, suppose l'invention d'une méthode... C'est ce à quoi nous sommes occupés...




TROISIEME EPISODE


Retour en Egypte après deux mois d'absence.


Pendant la semaine précédant mon départ, il y a dix jours, les nouvelles m'arrivant d'Egypte étaient mauvaises. On avait dispersé violemment les derniers manifestants de Tahrir, on installait des barbelés sur la place, on parlait de cas de torture perpétrés par l'armée. C'étaient ces nouvelles que relayaient prioritairement les médias français, ou que postaient sur facebook les amis européens que je connais au Caire. Cette révolution avait-elle été confisquée ?


De retour ici, je retrouve une société en révolution permanente. Tout est débattu collectivement. Dans les bars, on parle politique à voix haute et les serveurs s'arrêtent parfois de travailler pour écouter, leur plateau à la main, l'émergence d'une parole publique autrefois impossible. Les produits dérivés du mouvement du 25 janvier ont presque remplacé les pyramides et les sphynx sur les étalages des vendeurs ambulants du centre-ville. Les policiers sont revenus en petit nombre et gèrent la circulation timidement. Le temps est délicieux. De jolies jeunes femmes aux voiles raffinés et à la cambrure soulignée lancent des regards audacieux. Hier, un militaire se balade sur Talaat Harb tenant la main de sa fiancée. Impensable avant. Nos réserves sur la réussite de cette révolution sembleraient absurde aux cairotes. Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas être vigilant ; mais la peur a bel et bien disparu.


L'armée, comme institution nationale, n'a pas pour vocation d'être révolutionnaire. Elle assure une continuité de l'état, ce dont tout le monde ici lui est reconnaissant. Lui reprocher de vouloir empêcher de nouvelles manifestations massives (en-dehors de celles du vendredi, véritablement institutionnalisées) pour que le pays retrouve pleinement son activité normale serait un contre-sens : le peuple égyptien était soulevé mais patriote et soucieux de la sécurité d'état. Sur ce point, comme sur d'autres, la gauche occidentale commet à mon avis des erreurs de lecture fondamentales. C'est d'ailleurs un des sujets abordés par le film que nous préparons ici avec Hana.


Quant aux cas de torture, avérés et sur lesquels une enquête est ouverte, le problème semble différent. Cette armée n'a pas de culture policière. Son domaine naturel est la sécurité nationale. Ses méthodes sont musclées et scandaleuses, mais c'est qu'elle ignore tout de la sécurité civile. L'institution s'en est excusée depuis. Ne minimisons pas ces événements mais n'en faisons pas le fait majeur au travers duquel juger du devenir de la révolution. En tout cas, les badges vendus dans la rue placent toujours la photo de Tantawi, le chef de l'armée, au milieu de celles des martyrs de la révolution.


Au-delà de ces aspects, une chose est sûre : ce qui a saisi la société égyptienne est irréversible. Comment ces gens pourraient-ils renoncer à leur liberté retrouvée ? La révolution n'est pas un événement ponctuel mais un processus continu. Il ne s'agit pas tant de la faire que de la vivre. Sur ce point, on peut faire confiance aux Egyptiens. Aucune chance qu'ils s'en laissent déposséder.


Nous avons passé une soirée, Hana et moi, avec la famille de Hossam et Ahmed, deux jeunes garçons que j'ai rencontrés sur Tahrir le 6 février, et qui m'avaient accueilli dans le township de la place une nuit où il était préférable que je ne rentre pas là où je logeais : mes amis s'y étaient fait arrêter. Ils sont ravis de présenter à leur famille leur « revolutionary friend ». Je discute avec leur cousine qui aimerait bien apprendre le français et se désole de n'avoir pu participer aux événements. Hana fait pleurer de rire les femmes de la famille en racontant des histoires invraisemblables dans son arabe syncrétique... Sans comprendre, je ris de voir les visages s'ouvrir et les yeux pétiller.


L'un des aspects étonnants de mon retour, inévitable mais pas très plaisant, c'est que j'y redeviens parfois touriste. J'avais quitté Le Caire en état d'exception, bouillonnante et bavarde, se révélant à elle-même sur la place Tahrir. Les étrangers étant devenus de plus en plus rares au fur et à mesure de la révolution, j'étais remercié par les manifestants : « Merci d'être là, merci d'être resté... » Ma présence seule sur Tahrir confessait mon admiration pour ce que ce peuple était en train d'accomplir, et ma confiance en leur victoire. Ils m'étaient reconnaissants de n'avoir pas peur. Aujourd'hui, ma présence au Caire n'a plus rien d'exceptionnel, je suis de nouveau un étranger ne parlant pas arabe, cible parfaite pour les vendeurs de tee-shirt et les guides touristiques plus ou moins officiels. Comment pourrais-je m'en plaindre ? Je ne peux, pour avoir vécu la révolution égyptienne, prétendre connaître sa société. Il m'est arrivé cependant d'éprouver une certaine nostalgie pour l'instant révolutionnaire, qui rapproche ceux qui consentent à le vivre...


Nous travaillons avec Hana. Le scénario du film avance bien. Les jours prochains, nous commencerons les repérages et les discussions concrètes avec les personnes que nous voulons faire participer au projet. J'en parlerai dans les prochaines notes.



Finalement, l'expérience s'est interrompue. Deux ou trois jours après la parution de ce dernier texte, j'ai envoyé cette lettre à la journaliste avec qui je correspondais à Rue89.



Bonjour Zineb


J'arrête la chronique. C'est un peu abrupt, mais je t'explique.


J'étais plutôt content de la découvrir l'autre jour, bien que je ne comprenais pas pourquoi les deux premiers textes ne s'y trouvaient pas. Et puis, rapidement, j'ai ressenti un vrai malaise. Notamment parce qu'il se disait de telles énormités dans les commentaires que je me suis cru obligé d'y répondre. Un instant, je me suis retrouvé dans le rôle de celui qui a à redresser les opinions sur la révolution égyptienne. Cette position d'autorité m'a déplu. Imposture...


Assez vite, le malaise s'est étendu au principe de la chronique. A revoir la page de ma chronique, je me suis véritablement dégoûté moi-même. Le titre et les sous-titres de parties que vous avez mis, élèvent en discours ce qui n'était que des remarques assez personnelles. Là où je ne voulais que rendre une ambiance, avant de passer au récit du travail proprement dit, je me retrouve « prescripteur de vérité ». A côté, il y a la photo de moi en costard, posant fièrement. Et ce sous-titre : « Moi, le revolutionary friend qu'on présente à sa famille » - comme si j'étais révolutionnaire, moi qui n'ai fait que m'émerveiller passivement pendant la révolution. Tout à coup, je devenais ce que je déteste le plus : un petit BHL qui survole des événements à propos desquels il prescrit ce qu'il convient d'en penser et dans lesquels il se donne le beau rôle. Je deviens ce contre quoi je lutte.


Par ailleurs, ce sentiment me vient dans un moment où l'instant de grâce est passé, ce qui est normal. J'aime l'Egypte et je dispose de moyens privilégiés pour la découvrir. Pour autant, je ne parle pas arabe, et ma connaissance du pays reste limitée. L'instant révolutionnaire m'a permis de vibrer à l'unisson de cette société, et ce que j'écrivais alors depuis cette vibration ne pouvait qu'être juste. Aujourd'hui, je n'y suis plus au point de vibration. Mais je fais comme si j'y étais encore. C'est le dispositif par lequel on prend le pouvoir – par le verbe – sur ceux qui en sont dépourvus. Je ne veux pas de ce pouvoir. Il est contre tout ce que je poursuis personnellement. Par ce pouvoir, je contribue modestement à maintenir la domination de l'occident sur le monde – l'outil de cette domination, avant d'être la force, c'est l'exclusivité de la vérité. Le verbe est une arme. Je sais dans quel contexte je consens à m'en servir. De toute évidence, dans cette chronique, je suis passé de l'autre côté. La frontière est fine, je ne me suis pas vu la franchir.


Je ne suis pas journaliste et ne le serai jamais. Je n'ai aucun goût pour l'immédiateté, sauf quand l'urgence et l'omerta l'imposent (l'Irak). Je n'aime pas la figure de l'artiste-intellectuel qui se renseigne rapidement sur une situation en interrogeant ses chauffeurs de taxi et le réceptionniste de son hôtel, puis en tire de grandes théories générales. Il me répugne de croire qu'on puisse m'y assimiler.


Mon film parle, entre autres, de ça. Je croyais faire une chronique « sur » mon film, en réalité elle est « contre » son projet profond.


Mon travail a toujours été de long terme. Je mets des mois à faire un film ; je suis sur un livre depuis deux ans... Je ne veux pas me soumettre aux commentaires des riverains qui survolent un texte pendant leur pause café. Ma recherche personnelle, ce n'est pas ça, et de m'y laisser aller, je sens que ça me décentre... Il n'y a rien d'anodin dans la parole publique. Elle est intrusive et pénètre la matrice intime d'où je pense, d'où je crée. Le risque est trop grand. Ca ne m'intéresse pas de le courir.


Voilà. Je suis désolé Zineb, j'ai bien aimé nos rencontres et je suis touché que tu m'aies proposé cette chronique. S'il y a des « urgences », je continuerai à vous envoyer de temps en temps des textes, et vous les prendrez ou pas. Mais je ne veux pas faire une chose qui ne me correspond pas et qui grignote mon estime de moi-même. »


Par la suite, Rue 89 n'a pris aucun des textes qu'il m'est arrivé de leur envoyer sur l'Egypte, mais je ne sais pas si c'est lié à cette expérience interrompue.


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