[Harmonie Communale - lettre #21] Un festival du théâtre politique ?
Cher·e·s ami·e·s
J'écris cette lettre depuis Avignon où nous sommes arrivés hier. Nous jouerons Olivier Masson doit-il mourir ? tout le mois, au théâtre du Train Bleu, à 22h30 - horaire qui nous fait peur mais dont plusieurs spécialistes du festival nous ont dit qu'il n'était pas rédhibitoire. Baptême du feu pour moi, je n'avais jamais fait Avignon. Je découvre le ballet des montages et démontages express, le tractage et l'affichage de nuit, l'ambiance électrique... Je ne sais pas encore si j'aime ça, je ferai sans doute de cette expérience l'objet de ma dernière lettre de la saison, fin juillet.
J'arrive à Avignon bien fatigué et la tête encore pleine des bonheurs de la fin de saison. Nous avons repris aux Célestins notre Révolte des Canuts, avec soixante-dix amateurs... L'an dernier, nous étions émerveillés que ça ait tenu, dans un contexte sanitaire hostile, que le spectacle ait pu voir le jour, tenir debout. Cette année, le miracle, c'est que ce groupe extraordinairement disparate soit devenu une véritable troupe, d'une solidité et d'une solidarité sidérantes. Formidable expérience, où la limite entre les pros et ceux qui ne l'étaient pas fut progressivement estompée.
Extraordinaire énergie donnée par le grand théâtre plein. Grande joie des préparatifs à l'entr'acte derrière le rideau, concentration de toutes et tous en coulisses, en soutien des camarades au plateau, satisfaction de voir certains gagner en assurance... Pas une once de stress n'est venue abîmer la belle atmosphère de détente et de confiance mutuelle à laquelle nous tenions tant. Nos amateurs ont apprivoisé la grande salle intimidante comme s'ils avaient fait ça toute leur vie.
C'était – au moins pour un temps – notre au revoir aux Célestins, puisqu'à partir de la rentrée nous serons au TNP, pour une saison encore plus dense. Je suis heureux que les Canuts aient clôturé notre aventure avec ce théâtre. C'était là que nous devions amener notre troupe d'amateurs et d'amatrices, dans ce symbole de la bourgeoisie lyonnaise que nous avons littéralement occupé. Cette occupation était symbolique bien sûr, nous avions l'accord bienveillant de la direction du théâtre, mais ce symbole a produit, je crois, un effet théâtral puissant : dans certains passages nous abolissions la limite entre la scène et l'assemblée, et nous sentions les balcons frémir, ça vous avait un petit air de salle du Jeu de paume, cette grande salle dorée qui s'agitait sous l'effet du théâtre et de la fièvre politique.
Les retours furent enthousiastes : standing ovation tous les soirs, grande ferveur des applaudissements, et nombreux témoignages de reconnaissance, venant d'univers bien différents. Évidemment (et heureusement sans doute), il reste des spectateurs que ce spectacle laisse froids ; peut-être ont-ils plus de mal à passer au-dessus des maladresses persistantes ; peut-être aussi trouvent-ils peu d'intérêt à un récit politique dans son essence. Car au fond, s'il y a une chose dont je me réjouis, c'est que ce spectacle est profondément politique et ne parle pas d'autre chose. La politique ne sert pas de prétexte au déploiement d'une légende insurrectionnelle, ni d'arrière-plan à un récit intime ; la politique est l'unique sujet, le moteur qui nous fait passer d'un tableau à l'autre, menant progressivement l'auditoire à une compréhension large des enjeux de la Fabrique au dix-neuvième siècle et surtout des rapports de classe qui la dominent. Cela n'a pas échappé à nos spectateurs, à ma grande joie : alors que la pièce ne se permet aucun clin d'œil facile à l'actualité, tant de gens nous ont dit qu'elle les renseignait sur la situation actuelle, cette grande guerre que les gens d'argent font au monde des travailleurs.
Cette expérience, modeste par ses moyens (si l'on compare son budget et sa scénographie aux grands spectacles qui occupent habituellement la scène des Célestins), me donne l'impression qu'il pourrait exister un théâtre à la fois didactique, exigeant et spectaculaire. Un théâtre qui se soucie d'éclairer le fonctionnement du monde social et qui donne l'énergie nécessaire à son renversement.
Alors je me prends à rêver d'une reprise. Pour l'instant, je n'ai pas de piste pour cela, le spectacle est presque intournable, avec ses dizaines d'amateurs irremplaçables. Mais ce que j'adorerais au fond, c'est créer un festival du théâtre politique. Une sorte de Puy-du-Fou de gauche, comme je m'amuse à le dire à mes camarades : une contre-offensive culturelle, qui tenterait de proposer une version alternative des grands récits de l'Histoire bourgeoise ; mais qui le ferait sans céder aux gestes mythiques de l'historiographie complaisante ; au contraire, en problématisant de manière fine chaque époque, en s'efforçant de produire un geste à la fois artistique et didactique, en arrimant la création à la grande tradition de l'éducation populaire.
Tous les ans, on reprendrait la Révolte des Canuts. Une partie de la distribution resterait, d'autres se feraient remplacer parce que la vie les mène ailleurs, le groupe évoluerait par ses marges, d'année en année. Et pourquoi ne pas imaginer progressivement que d'autres spectacles rejoindraient le premier : une histoire de l'invention de la Sécurité sociale par exemple ; ou un spectacle plus contemporain, sur l'Union de la gauche de 71, ou sur le tournant de 83. Comme toujours, ces spectacles seraient assez « techniques », préférant mettre les mains dans le cambouis des rapports institutionnels et sociaux, de la complexité des positions, plutôt que de valoriser un camp contre un autre. Avec l'idée que c'est justement à ça que devrait ressembler un « Puy-du-Fou de gauche » : non pas un décalque de son modèle depuis le camp d'en face ; plutôt une tentative d'échapper à cette logique de camp en proposant un « bain de réel », infusé de sciences sociales et peuplé de personnages complexes. À notre festival, on ne viendrait pas seulement se nourrir d'une « grande histoire » alternative ; on apprendrait aussi à se méfier des « grandes histoires ». Car un théâtre de gauche doit viser l'émancipation de son spectateur, et non pas proposer une hypnose d'une autre nature que ceux d'en face. Pas de grands éblouissements de style donc, pas de scénographie spectaculaire sur fond de musique épique : juste du sens, des situations progressivement déployées pour que chacun en saisisse les enjeux... Et la conviction que tout ceci peut faire spectacle et passionner de grandes assemblées composites.
Car une des choses qui m'autorise à rêver un tel projet (pour l'instant hors de notre portée), c'est la chance que nous avons d'être suivis par un public. Nous avons rempli trois fois la grande salle des Célestins, en une saison où elle ne le fut pas souvent. Plus tôt dans l'année, nous avons rempli toutes nos dates de L'Affaire Correra au TNP, et toutes celles de La Peur aux Célestins. Beaucoup de spectateurs qui viennent me parler après les spectacles témoignent du fait qu'ils vont tout voir, qu'ils reviennent à nous quel que soit le sujet. Et ce ne sont pas forcément des habitués du théâtre ; ils nous ont découverts par l'un ou l'autre des projets qui nous font aller au-devant de publics non-théâtraux, et sont restés. C'est encore modeste comme audience, sur un territoire resserré. Mais tout de même, ça donne le goût de ce que pourrait être un authentique théâtre populaire d'aujourd'hui.
Après le feu d'artifice des Canuts, nous avons enchaîné la semaine dernière sur L'Affaire Correra à Bourg-en-Bresse : épisodes dans la ville puis spectacle dans le cadre d'un festival, samedi dernier. Dernière occasion de jouer cette pièce avant un moment puisque Clémentine Desgranges prend un break de six mois. Il y avait beaucoup d'émotion dans le spectacle ce jour-là. C'est drôle, j'ai à peine l'impression qu'elle venait de nous. Il se trouve que nous avions eu peu de temps pour nous préparer, nous jouions l'après-midi, la technique ne nous a cédé le plateau que quelques minutes avant l'entrée public ; nous n'avions pas fait d'italienne, et une allemande sommaire, en cinq minutes, simplement pour adapter nos entrées et sorties dans une configuration que nous n'avions jamais eue. Les circonstances étaient suffisamment exceptionnelles pour que nous ne nous inquiétions pas. Dès lors, le spectacle s'est déplié sans qu'on ait tout à fait l'impression que c'était nous qui le fabriquions ; nous n'avions pas fait grand-chose pour le convoquer, il venait tout seul, et nous le redécouvrions à mesure que nous le jouions, comme s'il surgissait par sa propre volonté. Et ce jour-là, le spectacle était plein d'émotion. Je n'ai pas eu l'impression qu'aucun d'entre nous n'avait décidé de l'en charger ; mais quelques spectatrices à qui nous avions parlé plus tôt, qui nous avaient touchés et que nous savions devant nous, ainsi que notre propre fragilité sans doute, et notre imprégnation des enjeux, ont mené le spectacle à cette lisière sensible qui rend certaines représentations si poignantes. À mesure que la représentation avançait, je réentendais certaines scènes de manière neuve et me laissais gagner par l'émotion ; vraiment, j'avais l'impression que nous avions ouvert une malle et découvert le spectacle tout gorgé de chagrin, et que nous l'avions précautionneusement déployé, en nous efforçant de le respecter tel qu'il était ce jour-là.
La veille, au TNP, la merveilleuse équipe de Mort d'une montagne, le spectacle que j'ai co-écrit avec Jérôme Cochet, jouait dans le cadre du prix Incandescences. C'était la première fois que je voyais la forme de plateau, conçue pour une grande salle, et j'en ai été ébloui. Le travail fait par Jérôme, avec l'aide de Caroline Fracet à la scéno, de ma vieille complice Nolwenn Delcamp-Risse à la lumière (déjà responsable des créations d'Olivier Masson et de La Peur), de Caroline Mas à la création sonore et de Jérémy Oury à la vidéo, est prodigieux. À certains moments, avec si peu de moyens apparents, on se sent véritablement en haute montagne.
Le lendemain, nous apprenions que le spectacle était co-lauréat du prix. Cela lui donne une belle visibilité et récompense une aventure que je suis très reconnaissant à Jérôme de m'avoir permis de vivre. Et puis étrangement – et peut-être parce que l'écriture à quatre mains m'autorisait une impudeur que je m'interdis dans d'autres pièces – j'ai mis dans cette histoire beaucoup d'éléments personnels, un peu cachés, mais qui me la rendent chère.
Si vous passez par Avignon, venez nous voir au Train Bleu ou envoyez-nous vos amis ! À très bientôt chers amis...
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